Les Urssaf, remparts à l’uberisation de l’économie ?
8 août 2016
Le contentieux opposant actuellement la Société Uber à l’ Urssaf met en exergue la difficile application au secteur de l’économie numérique collaborative de la traditionnelle distinction entre le travail salarié et le travail indépendant. Les caractéristiques protéiformes de ce secteur rendent en particulier fort délicate l’appréhension du lien de subordination sur lequel repose cette distinction alors même que celle-ci a de lourdes répercussions sur le plan juridique.
Dans un monde économique dans lequel le secteur des services prend une place prépondérante et le numérique permet la création de formes collaboratives nouvelles, la traditionnelle distinction entre les formes de travail indépendante et salariée est sérieusement mise à l’épreuve.
Les services proposés en particulier par les nouvelles plates-formes numériques comme Uber consistent à organiser la relation des travailleurs indépendants avec leurs clients et ce, sans en principe remettre en cause la relation juridique qui demeure celle d’une prestation de services avec un travailleur indépendant. C’est cette qualification juridique qui est aujourd’hui en cause dans le différend entre Uber et l’Urssaf, celle-ci considérant que cette relation revêt en réalité des contours du salariat.
Un triple enjeu : le risque Urssaf, le risque prud’homal et le risque pénal
S’il est en l’occurrence question d’un litige avec l’Urssaf, la requalification d’une relation de travailleur indépendant en travailleur salarié expose le donneur d’ordre à trois principaux risques :
- le risque donc de redressement Urssaf : les agents de contrôles sont fondés à réintégrer dans l’assiette des cotisations sociales les rémunérations versées à un travailleur indépendant travaillant en réalité comme un salarié (peu important que l’indépendant ait lui-même acquitté ses cotisations auprès du régime des travailleurs indépendants) ;
- le risque prud’homal : le travailleur indépendant pouvant saisir la juridiction prud’homale en vue de faire reconnaître une relation salariée avec son donneur d’ordre et donc bénéficier de l’ensemble des droits qui y sont attachés (rémunération minimale, congés payés, heures supplémentaires, indemnités de rupture…) ;
- et enfin le risque pénal, cette situation pouvant caractériser l’infraction de travail dissimulé voire les infractions de prêts de main-d’œuvre et/ou de marchandage lorsqu’un tiers a mis à disposition le « faux » travailleur indépendant.
L’application au secteur de l’économie numérique de la requalification de la relation indépendante en salariat
Le Code du travail institue tout d’abord une présomption légale de non-salariat entre le donneur d’ordre et le travailleur indépendant inscrit ou immatriculé à un registre ou répertoire professionnel (article L. 8221-6 du Code du travail).
Cette présomption peut être cependant renversée – notamment par l’Urssaf mais également par le travailleur – si celui-ci fournit directement ou par personne interposée des prestations au donneur d’ordre dans des conditions qui le placent dans un lien de subordination juridique permanente. Peu importent à cet égard donc l’immatriculation du travailleur indépendant mais également les clauses du contrat signé : seule est prise en compte la réalité des conditions dans lesquelles s’exécute la prestation de travail (Cass. Soc. 12 juillet 2005, n°1693).
Selon un important arrêt de la Cour de cassation en date du 13 novembre 1996 (n° 94-13.187), ce lien de subordination est caractérisé par « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Et la haute juridiction d’ajouter que le travail au sein d’un « service organisé » qui peut être un indice de ce lien de subordination.
En pratique les actions en requalification reposent sur divers indices dont la somme permet d’emporter la conviction du juge : dépendance économique, fourniture des outils de travail, fixation des horaires, de la charge de travail, reporting régulier, notation avec possibilité de sanction…
La notion de « service organisé » et les conditions d’utilisation de la plateforme numérique
La question particulièrement intéressante que soulève le litige à venir entre l’Urssaf et Uber – et qui ne manquera pas d’avoir des répercussions pour les autres acteurs de l’économique numérique collaborative – est celle de savoir si le seul cadre de l’organisation de l’activité via la plate-forme peut suffire à caractériser l’emploi salarié.
Jusqu’à présent étaient en effet principalement prises en considération les conditions d’exercice concrètes de l’activité et non le cadre global dans lequel elles s’inscrivaient. Ainsi et à titre d’illustration, la Cour de cassation a débouté le 18 mars 2016 (n°14-28.987) un travailleur indépendant ayant loué un véhicule équipé taxi de ses demandes de requalification du lien contractuel en contrat de travail aux motifs, notamment, qu’il n’était pas tenu de répondre scrupuleusement du chiffre d’affaires réalisé et n’était pas soumis à des contrôles pour que soit fixée sa rémunération.
Dans un arrêt plus ancien du 19 décembre 2000 (n° 98-40572), la Cour de cassation avait au contraire requalifié en relation salariée la location d’un véhicule de taxi qui avait notamment des obligations d’entretien de son véhicule et de conduite personnel ainsi que des obligations financières périodiques à l’égard de la société de location.
Fixation du prix, choix du client et des horaires, conséquences des notations des clients, cahier des charges de la tenue du véhicule et du mode de conduite à l’égard du passager, modalités de reporting… seront autant de points qui feront certainement l’objet d’un examen approfondi des juridictions à l’occasion du litige opposant l’Urssaf à Uber et ce, à l’instar des litiges que connaissent d’autres activités concernées par des difficultés similaires. Il peut à ce sujet être fait référence au monde de la franchise qui a également connu des actions en requalification aux résultats contrastés, la Cour de cassation appliquant dans ce secteur également sa méthode du faisceau d’indices.
L’embarras du législateur
Le différend entre l’Urssaf et Uber illustre la forte insécurité juridique dans lequel malheureusement évolue l’économie numérique et sa difficulté à épouser clairement les contours des supports légaux traditionnels du recours à la force de travail.
Diverses pistes ont d’ores et déjà été mises à l’étude pour essayer de remédier à cette situation, comme celle proposée par le rapport Mettling de revoir les critères du lien de subordination pour ce type d’activité en tenant plus particulièrement compte du degré d’autonomie du travail, de l’exclusivité ou non de service ou encore de la liberté de fixation de la rémunération.
En attendant une telle évolution qui pourrait donner plus de visibilité et donc de sécurité aux différents acteurs de ce secteur, le législateur s’est contenté d’une solution médiane consistant à octroyer à certains travailleurs indépendants quelques droits proches de ceux dont bénéficient les salariés. La loi El Khomri vient ainsi d’accorder à certaines conditions des droits collectifs et à la formation professionnelle aux travailleurs indépendants utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique (tout comme elle vient d’instituer une instance proche d’un comité d’entreprise commune aux membres… d’un réseau de franchisés indépendants !).
Et si une partie de la solution ne venait-elle inversement pas d’un travail salarié qui soit, du fait de son niveau de contraintes comme de coût, moins repoussoir qu’il ne l’est actuellement comparativement au travail indépendant ?
Auteur
Pierre Bonneau, avocat associé en droit social
Les Urssaf, remparts à l’uberisation de l’économie ? Article paru dans Les Echos Business le 08 août 2016
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