Taxe sur les salaires : l’assujettissement peut-il résulter de la constitution de secteurs distincts d’activité ?
Selon la Cour administrative d’appel de Versailles, une entreprise dont le chiffre d’affaires est soumis pour plus de 90% de son montant à la TVA pourrait néanmoins être assujettie à la taxe sur les salaires.
Aux termes de l’article 231 du Code général des impôts, les employeurs sont soumis à la taxe sur les salaires lorsqu’ils ne sont pas assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée ou ne l’ont pas été sur 90% au moins de leur chiffre d’affaires au titre de l’année civile précédant celle du paiement des rémunérations. La cour administrative d’appel de Versailles s’est prononcée récemment sur les conditions d’application de ces dispositions dans l’hypothèse où les activités d’une entreprise sont érigées en plusieurs secteurs distincts d’activité pour l’exercice de ses droits à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (arrêt du 3 décembre 2013, n°11 VE04229, sté SPERIAN Protection Europe).
Selon la Cour de Versailles, l’assujettissement de l’entreprise à la taxe sur les salaires doit, dans ce cas, être envisagé séparément au regard du chiffre d’affaires assujetti à la TVA de chacun desdits secteurs et l’assiette de la taxe doit, pour chaque secteur, être déterminée en appliquant au montant des rémunérations versées au personnel qui lui est spécialement affecté, le rapport qui lui est propre entre le chiffre d’affaires qui n’a pas été passible de la TVA et le chiffre d’affaires total.
La règle suivant laquelle l’assiette de la taxe doit être déterminée à raison de la situation au regard de la TVA de chacun des secteurs constitués par l’entreprise pour la détermination de ses droits à déduction est clairement établie de longue date, tant par la jurisprudence que par l’administration. Cette règle ancienne qui résulte du lien établi par le législateur en 1968 entre la TVA et la taxe sur les salaires a du reste été confirmée par le Conseil d’Etat en dépit de la dissociation du rapport d’assujettissement à la taxe sur les salaires et du prorata de déduction de la TVA intervenu en 1993 à la suite de l’arrêt Satam (CJCE, SA SATAM, aff. 333/91 du 22 juin 1993 et article 18 de la loi 93-1353 du 30 décembre 1993).
Mais, en l’espèce, selon la cour de Versailles, la constitution de secteurs distincts a pour effet de rendre passible de la taxe sur les salaires une entreprise dont le chiffre d’affaires était assujetti à la TVA pour plus de 90% de son montant global. La cour indique, en effet, que c’est «l’assujettissement» de l’entreprise à la taxe qui doit être envisagé séparément au regard du chiffre d’affaires de chacun des secteurs et précise que la circonstance que plus de 90% du chiffre d’affaires global du contribuable, tous secteurs confondus, ait été assujetti à la TVA ne fait pas obstacle à ce que l’entreprise soit soumise à la taxe sur les salaires au titre du secteur financier qu’elle avait constitué pour l’exercice de ses droits à déduction.
Ainsi, la cour conclut à l’assujettissement de la société à la taxe sur les salaires au titre de son secteur financier, l’assiette de l’impôt étant constituée par la rémunération des salariés affectés à ce secteur.
Cette position nous paraît inédite, surprenante et contestable.
La jurisprudence ne s’était jusqu’à présent pas prononcée sur cette question. Certes, dans une décision SAS SOFIC du 8 juin 2011 n°331848, le Conseil d’Etat avait indiqué, dans un considérant à la rédaction ambiguë, que la société qui, avait deux secteurs d’activité dont l’un à caractère financier et l’autre constitué au titre des services rendus aux filiales «était soumise au titre de ce second secteur à la taxe sur la valeur ajoutée pour moins de 90% de son chiffre d’affaires et était, de ce fait, passible de la taxe sur les salaires1 ». La formulation retenue pouvait permettre le doute quant aux conséquences à tirer de l’existence de deux secteurs sur l’assujettissement de la société Sofic à la taxe sur les salaires mais, d’une part, cette question n’était aucunement soumise à l’appréciation de la haute juridiction en l’espèce et, d’autre part, l’arrêt d’appel précisait expressément que le chiffre d’affaires global de la société était assujetti à la TVA pour moins de 90% (CAA Nantes, 22 juin 2009, 08NT00764).
Une formulation tout aussi troublante, prise isolément, figurait déjà dans l’arrêt BOONE du 28 juillet 1999, n°164100. Mais le raisonnement du Conseil d’Etat y apparaissait clairement comme abordant, en premier lieu, la question de l’assujettissement où seul le critère du chiffre d’affaires passible de la TVA est pris en compte (en l’espèce également inférieur à 90%), et, en second lieu, une fois l’assujettissement établi, la question de l’incidence de la sectorisation en ce qui concerne l’assiette de la taxe.
En tant qu’il conduit à faire de la sectorisation un critère d’assujettissement à la taxe sur les salaires, l’arrêt de la cour de Versailles aboutit à un résultat pour le moins troublant : la rémunération des employés affectés au secteur non passible de la TVA pour au moins 90% serait soumise à la taxe sur les salaires tandis que celle du personnel «mixte» participant à l’ensemble des activités de l’entreprise (et, au premier chef, son dirigeant à défaut pour l’entreprise d’avoir exclu les activités non passibles de la TVA de ses attributions) n’y serait pas soumise dès lors que le chiffre d’affaires global serait assujetti à la TVA pour plus de 90 % rendant la taxe sur les salaires inapplicable.
Enfin, et surtout, il ressort directement et explicitement des dispositions de l’article 231 du CGI que seuls les employeurs qui ne sont pas assujettis à la TVA pour plus de 90% de leur chiffre d’affaires sont susceptibles d’être soumis à la taxe sur les salaires. Autrement dit, lorsque son chiffre d’affaires global est assujetti à la TVA pour plus de 90% de son montant, l’employeur n’est pas concerné par la taxe sur les salaires, quelle que soit la qualification juridique donnée à cette règle, tantôt de «champ» de l’impôt et tantôt d’«exonération».
A fortiori, les modalités suivant lesquelles l’entreprise détermine ses droits à déduction de la TVA sont indifférentes puisqu’elle n’entre pas dans le champ d’application de la taxe.
Cette lecture de la loi est manifestement partagée par l’administration : ses commentaires relatifs à la taxe sur les salaires comportent successivement, et dans cet ordre, un chapitre intitulé «personnes imposables et personnes exonérées» dans lequel il est en particulier précisé que «a contrario de la règle d’assujettissement prévue à l’article 231 1 du CGI, les employeurs soumis à la TVA sur 90% au moins de leur chiffre d’affaires échappent totalement à la taxe sur les salaires» (BOFIP-TPS-TS-10-10 n°190) et un autre chapitre «base d’imposition» comportant l’indication suivant laquelle les entreprises autorisées à déterminer un coefficient de déduction doivent calculer par secteur d’activité la quote-part des rémunérations soumises à la taxe sur les salaires (BOFIP-TPS-20-30 n°170 et 180).
En définitive, rien ni dans la loi, ni dans la doctrine administrative non plus que dans la jurisprudence ne permet de corroborer la thèse selon laquelle l’existence de secteurs distincts constitués par une entreprise dont le chiffre d’affaires global est soumis à la TVA pour plus de 90% rendrait, en elle-même, l’entreprise passible de la taxe sur les salaires.
Reste à espérer que l’administration fera le même constat, en particulier dans le cas des entreprises qui font le choix – offert par l’administration – de constituer un secteur distinct au titre de ses produits financiers exonérés de TVA. On sait en effet que même dans ce cas, la consti¬tution de secteurs distincts pour l’application de la TVA est opposable à l’entreprise pour le calcul de la taxe sur les salaires.
Notes
1. On aura compris l’inversion malencontreuse de désignation du secteur concerné.
A propos des auteurs
Elisabeth Ashworth, avocat associé, est responsable des questions de TVA et de taxe sur les salaires au sein de l’équipe de doctrine fiscale.
Amélie Retureau, avocat. Elle conseille et assiste les entreprises dans le suivi et gestion de contrôles fiscaux et de contentieux en matière de TVA.
Article paru dans la revue Option Finance du 10 mars 2014