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Relations intragroupe et théorie du risque manifestement excessif

Relations intragroupe et théorie du risque manifestement excessif

Pour le Conseil d’Etat, l’octroi d’avances rémunérées à une filiale en difficulté peut révéler une prise de risque inconsidérée.

Dans un arrêt du Conseil d’Etat du 11 juin 2014 n° 363168, le Conseil d’Etat fait une nouvelle application de la notion prétorienne du risque manifestement excessif, théorie dont on sait qu’elle peut constituer une entrave à la liberté de gestion des entreprises. Il s’agit là d’un précédent dans le cadre des relations entre une société mère et sa filiale contrôlée.

Les faits étaient les suivants : dans les années 90, Fralsen avait consenti à sa filiale française Timex contrôlée à 99,99% des avances de trésorerie régulières assorties d’intérêts, dont elle avait décidé, en 1997, l’incorporation au capital dans le cadre d’une opération de coup d’accordéon destinée à solder les pertes antérieures de sa filiale (pour un montant cumulé de créances de près de 5,8 M€).

La situation nette de la filiale avait alors été rétablie à hauteur d’une somme (positive) de 1,1 M€, mais Fralsen avait continué d’assurer ses besoins de trésorerie au moyen d’avances complémentaires rémunérées, la filiale n’ayant cessé d’enregistrer des résultats déficitaires.

Finalement, décision fut prise de dissoudre sans liquidation la filiale fin 2001. La mère a alors constaté une perte exceptionnelle de 3,5M€, dont l’origine se trouvait dans la dette accumulée par la filiale, intérêts courus compris, depuis la recapitalisation de 1997.

L’administration avait estimé que la société Fralsen ne pouvait valablement supporter à fonds perdus les déficits de sa filiale, a fortiori après avoir renoncé à recouvrer les avances incorporées au capital en 1997, alors que sa responsabilité ne pouvait être mise en cause par les autres créanciers de la filiale et que sa survie ne dépendait pas de celle de sa filiale. L’administration avait donc regardé les avances accordées et leur déduction en perte opérée à l’occasion de la confusion de patrimoine comme un acte anormal de gestion.

L’octroi d’avances d’une société mère à une filiale ne constitue pas un acte anormal de gestion…

Saisie une première fois en 2009, la CAA de Nancy avait fait droit à la requête de la société car le niveau de participation dans le capital de la filiale justifiait, selon elle, l’intérêt que pouvait présenter pour la mère le fait de continuer d’accorder les avances litigieuses en vue, notamment, de préserver la valeur de sa participation, sauvegarder son renom et conserver les relations commerciales entretenues avec sa filiale, qui représentaient 6% à 7% de son chiffre d’affaires. Comme on le voit, la cour a cru devoir ainsi rechercher des justifications à l’octroi des avances autres que celles tenant à l’espérance de préservation de la participation.

Sur pourvoi du ministre, le Conseil d’Etat, dans un premier arrêt du 16 novembre 2011 (n°326913), a posé le principe selon lequel «les pertes résultant du non-remboursement de créances détenues par une entreprise ne relèvent d’une gestion normale que s’il apparaît qu’en constituant de telles créances l’entreprise a agi dans son propre intérêt», et «que cet intérêt n’est pas méconnu lorsqu’une entreprise consent à une filiale des avances de trésorerie rémunérées dans des conditions normales», faisant ainsi fi de l’existence ou non de relations commerciales entretenues avec la filiale contrôlée.

Pour autant, le Conseil d’Etat a cassé l’arrêt de la CAA de Nancy pour insuffisance de motivation, la cour n’ayant pas examiné le moyen de l’administration fondé sur l’insuffisante solvabilité de la filiale, ainsi que sur «l’existence et l’ampleur» du risque pris par la société mère.

… sauf en cas de prise de risque inconsidérée du chef d’entreprise ?

Cette décision de 2011 représente un pas supplémentaire dans la faculté reconnue à l’administration de s’immiscer dans les choix de gestion des entreprises. Les décisions précédemment rendues avaient trait à des situations dans lesquelles soit aucun lien capitalistique direct n’était identifié entre les parties à la transaction contestée, soit l’avance de trésorerie avait été consentie par une petite fille à sa grand-mère en difficulté (CE 22 janvier 2010 n°313868).

Dans l’affaire Fralsen, la CAA de Nancy, saisie à nouveau sur renvoi, devait, à l’invitation du Conseil d’Etat, se prononcer sur la solvabilité de la filiale et sur «l’existence et l’ampleur du risque pris» en consentant les avances. Or les juges d’appel ont curieusement pris le parti de s’affranchir de la feuille de route et, mettant en Å“uvre la théorie générale de l’acte anormal de gestion, en ont conclu que les avances consenties, bien que non dépourvues de toute contrepartie commerciale, présentaient un intérêt minime et hors de proportion avec l’avantage que la filiale pouvait en retirer.

Ce second arrêt d’appel a été annulé pour méconnaissance de l’autorité de la chose jugée et le Conseil d’Etat a tranché définitivement le litige, en donnant raison à la société. L’arrêt suscite néanmoins un certain embarras puisque, pour fonder sa décision, le Conseil d’Etat relève que la filiale avait presque doublé son chiffre d’affaires entre 1997 et 2000 et qu’à la suite de sa recapitalisation de 1997 elle était revenue in bonis à hauteur de 1,1 M€, et en conclut «que, dans ces conditions, les éléments avancés par l’administration ne suffisent pas à établir que l’octroi des avances litigieuses, dont il est constant qu’elles ont été rémunérées dans des conditions normales, excédait manifestement les risques que la société Fralsen pouvait prendre dans l’intérêt de sa propre gestion».

La théorie du risque manifestement excessif étendue aux relations intragroupe

La solution eût-elle été différente si la reconstitution des fonds propres n’était pas intervenue et/ou si la filiale avait vu son volume d’activité décroître ? La question mérite d’être soulevée puisque le Conseil d’Etat n’écarte pas, de facto, l’occurrence d’une prise de risque excessif au cas, pourtant classique, de soutien financier à une filiale active détenue à 99,99%.

Il paraissait pourtant admis depuis longtemps (CE 20 novembre 1974 n°85191 ; CE 17 décembre 1984 n°52341) que des avances de trésorerie n’étaient pas susceptibles d’être regardées comme anormales en présence d’un lien de participation suffisant entre les sociétés parties à la transaction, contrairement aux opérations de même nature conclues entre sociétés juridiquement étrangères.

La décision du 11 juin 2014 paraît ainsi étendre le concept de risque manifestement excessif et les sociétés mères consentant des avances à une filiale en difficulté de trésorerie pourraient dorénavant avoir à s’interroger : la persistance de leur comportement pourrait-elle révéler une prise excessive de risque ?

Raisonner ainsi aboutirait paradoxalement à inciter les sociétés mères à préférer laisser mourir leur filiale plutôt que de persister avec une épée de Damoclès tenant à l’appréciation de leur comportement au regard de la pérennité de l’activité déployée par la filiale et à sa solvabilité escomptée.

A moins qu’elle ne revête le caractère d’une subvention déguisée (auquel cas, les limitations apportées à la faculté de déduction de telles aides, et notamment l’exclusion édictée par l’article 39, 13 du CGI, recevraient application), une avance rémunérée, employée à l’activité d’une filiale contrôlée, ne doit-elle pas être regardée comme normale quelle que soit l’issue, et la perte pour défaut de remboursement être nécessairement admise en déduction du résultat imposable ? L’avenir nous dira s’il faut craindre que la réponse, positive, classiquement donnée à cette question mérite d’être nuancée.

 

Auteur

Pierre Le Roux, avocat associé en matière de fiscalité directe.

 

Article paru dans le magazine Option Finance le 1er septembre 2014

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