Règle de l’affectation : un peu de finesse dans un monde de TVA brute?
Les débats actuellement en cours devant les juridictions administratives sur le calcul des droits à déduction dans les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) illustrent la persistance d’incertitudes et de difficultés d’appréciation de la portée qu’il convient de donner à la règle de l’affectation (notamment CAA Versailles n°12VFE00079, arrêt frappé d’un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat).
La TVA est un impôt qui touche l’opération. Il repose sur le principe de la taxation l’opération et de la déduction corrélative de la taxe ayant grevé les dépenses relatives à l’opération taxée.
Ce couple taxation déduction, le yin et le yang de la TVA, a connu, et connaît encore, des hauts et des bas. Ces deux cÅ“urs ne battent pas nécessairement à l’unisson. Si la définition de l’opération taxable a donné lieu à une abondante jurisprudence depuis 1992, sous l’impulsion communautaire, créant des conflits d’interprétation difficilement conciliables pour le contribuable entre la doctrine administrative et la jurisprudence, de même s’agissant des modalités de détermination de la TVA déductible des droits à déduction, les approches divergentes de la jurisprudence et de la doctrine administrative, ont rendu parfois le débat difficile à suivre.
Le consensus sur l’application de la règle de l’affectation par opposition à celle de l’application systématique du prorata est en principe acquis depuis 2007. Mais en pratique, on constate que la règle de l’affectation reste souvent mal comprise, l’amputant d’une part importante de sa portée.
Ainsi, il est une erreur fréquemment commise de confondre, dans l’application des règles gouvernant la TVA, opération et activité et, en matière de droits à déduction, d’appliquer le prorata de TVA lorsque la sectorisation s’avère impossible, sans rechercher si l’application de la règle de l’affectation est possible. Une telle assimilation entre affectation et sectorisation est source d’erreurs et conduit à vriller le mécanisme même des droits à déduction, clé de voute du mécanisme de la TVA.
Plus généralement, on constate encore fréquemment une tendance des juridictions et des services de l’administration à refuser d’admettre les demandes de déduction complémentaires des assujettis fondées sur la règle de l’affectation et d’exiger la règle du prorata. Le prorata est donc une solution de simplicité un peu vite utilisée par l’administration et le juge, la preuve contraire étant rarement acceptée.
Afin de clarifier le débat, nous reviendrons aux sources du mécanisme du droit à déduction pour exposer le périmètre d’application de la théorie du lien direct, issue du principe de neutralité dans l’exercice du droit à déduction de la TVA, qui seul permet de rééquilibrer l’harmonie au sein du couple taxation-déduction.
1. La lente émergence de la notion d’affectation des dépenses
Un rappel historique des règles de déduction de TVA permet de comprendre l’éveil tardif de l’administration à la notion d’affectation.
Lorsque l’administration fiscale a, en 1981, commenté les règles de déduction de la TVA (instruction du 18 février 1981- 3 D-81), elle s’est affranchie des règles communautaires sans doute trop récentes pour être comprises comme une nouvelle norme, et, en écho aux anciennes règles préexistantes, a tout d’abord distingué les règles de déduction propres aux immobilisations de celles se rapportant aux autres biens et services.
S’agissant des immobilisations, elle a énoncé le principe selon lequel leur droit à déduction se déterminait par application du prorata de déduction. Par dérogation, il pouvait être admis de créer des secteurs distincts d’activités et d’affecter «physiquement» les immobilisations à ces secteurs. La sectorisation étant une exception à ce principe d’application du prorata devait dès lors être restrictivement appliquée.
«Biens constituant des immobilisations.
Ils sont réputés faire l’objet d’une utilisation mixte et conformément à l’article 212 (annexe II), la taxe déductible lors de l’acquisition de ce bien est calculée d’après le pourcentage de déduction ». (Instruction CA 3D-81 du 18 février 1981)
Toutefois, lorsque l’assujetti exerçait des activités soumises à des régimes de TVA différents, la TVA grevant ces immobilisations peut être déduite par application des données propres aux secteurs. La TVA grevant les immobilisations communes à l’ensemble des secteurs était alors déductible par application du prorata général.»
En ce qui concernait les biens autres que les immobilisations et les services, c’était la règle de l’affectation qui prévalait. Mais cette affectation se révélait être une affectation physique et non financière.
«Autres biens et services
En ce qui concerne les services et les biens autres que les immobilisations, plus aisément affectables que les immobilisations, l’article 219 (annexe II) pose le principe de l’affectation pour le calcul de la taxe déductible mais également l’application du prorata en cas d’utilisation mixte (instruction CA 3D-81 du 18 février 1981).»
Sous l’empire des dispositions en vigueur avant le 1er janvier 2008, l’administration avait indiqué que «le régime des secteurs d’activités distincts s’analyse en fait en l’application d’une règle de l’affectation qui, en s’étendant aux immobilisations, déroge, pour ces dernières, au principe d’application du prorata et évite ainsi les inconvénients liés au caractère forfaitaire de ce prorata. Mais, à la différence de la règle de l’affectation appliquée uniquement aux biens autres que des immobilisations et aux services , qui tient compte de l’affectation à des opérations, le régime des secteurs distincts est plus «global » car il se réfère à la notion d’activité, laquelle peut comprendre plusieurs catégories d’opérations» (D. adm. 3 D-1722 n°1, 2 novembre 1996).
Cette analyse de l’administration s’est très vite trouvée en contradiction avec celle du Conseil d’Etat, qui, dans l’arrêt Socofrein (CE 21 février 1979, n°08070), a posé le principe de l’affectation pour l’ensemble des dépenses immobilisées ou non. La position ainsi adoptée par le Conseil d’Etat aboutissait, à étendre aux biens constituant des immobilisations la règle de l’affectation de l’article 271 du CGI pour l’ensemble des dépenses, immobilisées ou non, et à réserver la question de la sectorisation aux seules dépenses d’usage mixte.
Il a fallu attendre l’instruction administrative de 2007(3D-1-07), commentant la refonte les droits à déduction (décret 2007-566 du 16 avril 2007), pour que la doctrine administrative reconnaisse enfin que le principe de l’affectation ne pouvait être cantonné aux seuls services et biens autres que les immobilisations, en ces termes :
« … La prise en compte de l’arrêt Socofrein, qui conduit, pour les redevables partiels, à étendre aux immobilisations corporelles le principe de l’affectation partielle, jusque-là applicable uniquement aux ABS, se traduit :
- par une unification des règles applicables aux redevables partiels, la distinction entre immobilisations et ABS devenant inopérante,
- La règle de l’affectation s’applique dès lors qu’une dépense est affectée à une opération, taxable ou non taxable, ainsi que l’énonce l’article 271 du CGI. Ce n’est que si la dépense concoure à la fois à la réalisation d’une opération taxable et exonérée que se pose la question de la dégradation partielle des droits à déduction et l’application éventuelle du prorata de déduction ou coefficient de taxation. »
La refonte des droits à déduction opérée en 2007 a alors étendu aux immobilisations corporelles le principe de l’affectation jusque-là réservé par la doctrine administrative aux biens autres que des immobilisations et aux services. Depuis, l’exercice du droit à déduction s’opère ainsi dépense par dépense, puisque chaque dépense se trouve affectée d’un coefficient de déduction qui est lui-même le produit du coefficient d’assujettissement, de taxation et d’admission de la dépense.
Cependant si cette règle d’affectation prévaut, comment cette notion d’affectation doit-elle être appréhendée ?
Le lien entre la dépense et l’opération doit-il être physique et conduire alors à appliquer le prorata lorsqu’une dépense est engagée pour les besoins communs de plusieurs opérations qui ne sont pas soumises aux mêmes règles d’imposition ? Ou la règle de l’affectation vise-t-elle à s’assurer que le coût de la dépense est répercuté dans le prix d’opérations soumises à la TVA quelle que soit, en définitive, son utilisation effective ?
La réponse est plus complexe qu’il n’y parait et conduit à se référer au principe de neutralité de la TVA, pierre angulaire du mécanisme de cet impôt.
2. Le principe de neutralité conduit à établir un lien entre la dépense et la réalisation de l’opération taxable pour déterminer l’affectation de la dépense
2.1. L’établissement du lien direct et immédiat entre la dépense et l’opération taxable pour caractériser l’affectation
Le droit à déduction est gouverné par le principe de neutralité, consacré en ces termes par la Cour de Justice de l’Union Européenne: «le régime des déductions vise à soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la NA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques. Le système commun de taxe sur la valeur ajoutée garantit, par conséquent, la parfaite neutralité quant à la charge fiscale de toutes les activités économiques, quels que soient les buts ou les résultats de ces activités, à condition que lesdites activités soient elles-mêmes soumises à la NA.» CJUE, 14 février 1985 Rompelman, C-268/83.
Selon le principe de neutralité défini par la Cour de Justice de l’Union Européenne, pour que la TVA soit déductible, les opérations effectuées en amont doivent présenter un lien direct et immédiat avec des opérations en aval ouvrant droit à déduction. Ainsi, le droit à déduction de la NA grevant l’acquisition de biens ou de services en amont présuppose que les dépenses effectuées pour acquérir ceux-ci fassent partie des éléments constitutifs du prix des opérations taxées en aval ouvrant droit à déduction (cf. CJUE Cibo Participations, point 31, du 27 septembre 2001- aff. C 16/00).Voir également en ce sens, l’arrêt BLP Group, CJUE 6 avril 1995, Aff. C-4/94 en ces termes:
«25 II est vrai qu’une entreprise dont les activités sont soumises à la TVA a le droit de déduire la taxe relative à des services fournis par des commissaires aux comptes ou par des conseils juridiques pour des opérations taxables de l’assujetti et que, si BLP avait décidé de contracter un prêt bancaire destiné à satisfaire les mêmes besoins, elle aurait eu le droit de déduire la NA relative aux services d’un conseil financier que ce prêt aurait nécessités. Cela est toutefois la conséquence du fait que lesdits services, dont les coûts font partie des frais généraux de l’entreprise et donc des éléments constitutifs du prix des produits, sont utilisés par l’assujetti pour effectuer des opérations taxées.
26 …. Si le système commun de la TVA garantit la parfaite neutralité quant à la charge fiscale de toutes les activités économiques, quels que soient les buts ou les résultats de ces activités, c’est à la condition que lesdites activités soient elles-mêmes soumises à la TVA (voir notamment arrêt du 14 février 1985, Rompelman , 268/83, Rec. p. 655, point 19)».
Faisant état de ce principe, le point 42 de l’arrêt de la CJUE du 22 février 2001, Midland Bank (aff. 408-98) énonce : «Toutefois, si les différents services acquis par le cédant afin de réaliser la transmission présentent un lien direct et immédiat avec une partie clairement délimitée de ses activités économiques, de sorte que les coûts desdits services font partie des frais généraux afférents à ladite partie de l’entreprise, et que toutes les opérations relevant de cette partie de l’entreprise sont soumises à la TVA, cet assujetti peut déduire la totalité de la TVA qui a grevé les dépenses qu’il a exposées pour acquérir lesdits services.»
La satisfaction du principe de neutralité suppose donc que soit résolue la question de savoir, si l’engagement de la dépense concoure ou non à la réalisation de l’activité taxable et fait partie des éléments constitutifs du prix des opérations taxées.
Le fait que cette dépense soit ou non utilisée pour les besoin de la réalisation d’une opération partiellement non soumise à la TVA, indépendamment de son affectation financière est donc indifférent. Ce n’est que si cette dépense fait partiellement partie des frais constitutifs tant des opérations taxées que non exonérées à la TVA que la déduction doit alors être proportionnelle et que se pose alors la question de l’application du prorata.
2.2. L’absence de lien direct n’exclut pas la déduction de TVA, si la dépense fait partie des frais généraux de l’assujetti.
La règle du prorata ne s’applique en effet que dans le cas où la dépense concoure communément au prix de l’opération taxable et de l’opération exonérée de TVA. Ce n’est donc pas la règle de l’utilisation de la dépense au sens physique qui prévaut mais celle de l’affectation financière de celle-ci à la réalisation des opérations taxables et exonérées.
Ce point est très clairement exposé dans l’arrêt Abbey National du 22 février 2001, point 38, en ces termes:
«37… À cet égard, il résulte de l’article 17, paragraphe 5, de la sixième directive qu’un assujetti qui effectue à la fois des opérations ouvrant droit à déduction et des opérations n’y ouvrant pas droit peut uniquement déduire la partie de la TVA qui est proportionnelle au montant afférent aux premières opérations.
38. Toutefois, ainsi que la Cour l’a constaté au point 26 de l’arrêt Midland Bank, précité, un assujetti qui effectue à la fois des opérations ouvrant  droit à déduction et des opérations n’y ouvrant pas droit peut cependant déduire la TVA qui a grevé les biens ou services acquis par lui, dès lors que ceux-ci présentent un lien direct et immédiat avec les opérations en aval ouvrant droit à déduction, sans qu’il y ait lieu de faire une différence selon que s’appliquent les paragraphes 2, 3 ou 5 de l’article 17 de la sixième directive.
Le principe de neutralité suppose donc que le droit à déduction s’apprécie, non par rapport au but ultime de l’assujetti mais en lien avec la taxation de l’opération réalisée en aval et dont la dépense constitue un élément de détermination du prix taxé (cf. en ce sens CJUE 6 septembre 2012, C¬496/11, Portugal telecom).
« 36 Pour que la TVA soit déductible, les opérations effectuées en amont doivent présenter un lien direct et immédiat avec des opérations en aval ouvrant droit à déduction. Ainsi le droit à déduction de la TVA grevant l’acquisition de biens ou de services en amont présuppose que les dépenses effectuées pour acquérir ceux-ci fassent partie des éléments constitutifs du prix des opérations taxées en aval ouvrant droit à déduction (voir arrêts Cibo Participations, précité, point 31; du 26 mai 2005, Kretztechnik, C 465/03, Rec. p. I 4357, point 35; du 8 février 2007, Investrand, C 435/05, Rec. p. 11315, point 23; Securenta, précité, point 27, et SKF, précité, point 57).
Lorsque la dépense en cause fait partie des frais généraux, impactant tant les opérations taxées que les opérations non taxées et que le lien exclusif ne peut être établi entre l’opération taxée et les dépenses concourant à la réalisation de cette opération, le droit à déduction doit alors être calculé proportionnellement.
«37 Un droit à déduction est cependant également admis en faveur de l’assujetti, même en l’absence de lien direct et immédiat entre une opération particulière en amont et une ou plusieurs opérations en aval ouvrant droit à déduction, lorsque les coûts des services en cause font partie des frais généraux de ce dernier et sont, en tant que tels, des éléments constitutifs du prix des biens ou des services qu’il fournit. De tels coûts entretiennent, en effet, un lien direct et immédiat avec l’ensemble de l’activité économique de l’assujetti (voir, notamment, arrêts précités Kretztechnik, point 36; Investrand, point 24, et SKF, point 58).»
Par conséquent, selon le droit communautaire, l’exercice du droit à déduction est subordonné par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne à deux critères alternatifs :
- le premier est celui du lien direct et immédiat entre une opération particulière en amont et une ou plusieurs opérations en aval ouvrant droit à déduction de la TVA. Il permet la déduction de la NA grevant l’acquisition en amont de biens ou de services lorsque les dépenses effectuées pour les acquérir font partie des éléments constitutifs du prix des opérations taxées en aval ouvrant droit à déduction et uniquement de celles-ci;
- le second est celui tenant à la notion de frais généraux. Lorsque l’établissement de ce lien se révèle impossible car la dépense est concurremment utilisée par l’ensemble de l’activité de l’assujetti, ce dernier peut uniquement déduire la partie de la TVA qui est proportionnelle au montant afférent aux opérations taxables.
- La jurisprudence administrative a fait sienne ce principe de neutralité
La jurisprudence du Conseil d’Etat a fait sienne ce principe de neutralité dans l’affaire Terrabatir du 7 mai 1986 (n°49991) ,dans laquelle se posait la question de savoir si la doctrine interdisant à l’aménageur de déduire la NA ayant grevé la réalisation des équipements de superstructure qu’il cédait gratuitement aux collectivités locales, était légalement fondée ou non.
En l’espèce la Haute Cour avait répondu par la négative. Les conclusions de Monsieur Fouquet, alors Commissaire du gouvernement consacrent l’arrimage de l’affectation du droit à déduction au principe de neutralité, en ces termes : «La conception la plus logique économiquement et la plus conforme à l’esprit de TVA dont l’article 271-1 exprime bien le principe, est la conception globale qui regarde les équipements généraux comme un élément du prix de revient des parcelles aménagées destinées à être vendues. Il est clair que l’aménageur qui, pour obtenir le droit d’aménager une zone et d’en commercialiser à son profit les parcelles, accepte contractuellement de réaliser des équipements généraux que la commune aurait dû théoriquement prendre à sa charge puisqu’ils sont destinés à faire partie de son domaine, est obligé, s’il veut équilibrer son opération, de tenir compte de la charge supplémentaire que représente l’exécution de ces travaux, dans le calcul de son prix de revient qui déterminera son prix de vente. S’il ne peut pas déduire la TVA ayant grevé la réalisation des équipements généraux, il devra déterminer son prix de vente, passible de la TVA, en tenant compte d’un élément du prix de revient déjà grevé de la NA. Il s’agira donc d’une imposition taxe sur taxe.»
Ainsi refuser la déduction d’une dépense, intégralement répercutée dans le prix de revient des opérations taxées, conduirait à cette imposition taxe sur taxe et contreviendrait au principe de neutralité.
Reprenant cette analyse, dans ses conclusions sous l’arrêt CCI de Calais, CE 11 avril 2001, n°206936, Monsieur Goulard, rapporteur public relevait :
«Vous devrez à cette occasion vous interroger sur la compatibilité du raisonnement qui inspire les arrêts Terrabatir et Steeple-chases (CE 15/02/89 n°45385) avec la jurisprudence la plus récente de la Cour de justice des communautés européennes.
Celle-ci juge désormais que, pour ouvrir droit à déduction, les biens ou services doivent présenter un lien direct et immédiat avec des opérations ouvrant droit à déduction et que, à cet égard, le but ultime poursuivi par l’assujetti est indifférent (CJCE 6 avril 1995, aff. 4/94, BLP Group pic. : RJF 6/95 n°804, avec les conclusions de notre homologue Cari-Otto Lenz p. 408 ; CJCE 8 juin 2000, aff. 98/98, Midland Bank pic. : RJF 9¬10/00 n°1187, conclusions A. Saggio BDCF 9-10/00 n°105). La Cour de justice laisse toutefois un espace dans lequel votre jurisprudence peut se développer. Car elle juge qu’il appartient à la juridiction nationale d’appliquer le critère du lien direct et immédiat aux faits de chaque affaire dont elle est saisie (CJCE Midland Bank, précité, point 33).De ce point de vue, la logique de votre jurisprudence Terrabatir peut être défendue. Car la Cour de justice juge aussi que le lien direct et immédiat existe lorsque les dépenses effectuées pour acquérir biens et services en cause font partie des éléments constitutifs du prix des opérations taxées (CJCE Midland Bank, précité, point 29). Or, comme le confirment les conclusions du président Fouquet sous l’arrêt Terrabatir, votre jurisprudence précitée est précisément inspirée par l’idée que les équipements publics qu’un assujetti a dû réaliser sont un élément du prix de revient de ses opérations taxées. Vous pourriez donc, éventuellement, choisir de transposer au cas d’espèce la jurisprudence Terrabatir.
…
Au sens de la jurisprudence de la Cour de justice, il existe un lien direct et immédiat entre l’aménagement des locaux destinés à être mis gratuitement à la disposition du service des douanes et les opérations soumises à la taxe.»
Ce principe ne saurait être limité aux dépenses de superstructures rendues obligatoires par l’exploitation d’une activité, ni aux opérations dans le champ et hors le champ d’application de la TVA, mais s’applique à toutes les dépenses quelle que soit leur nature.
Ainsi, récemment, s’agissant des frais de cession de titres, la haute Cour a jugé que la NA grevant ces dépenses peut être déduite si l’entreprise est en mesure de démontrer que les frais de cession de titres n’ont pas été inclus dans le prix de cession des titres eux-mêmes. Refusant de s’interroger sur le point de savoir si ces opérations de cession constituaient ou non des opérations hors champ, ainsi que l’avait proposé la CJUE dans l’arrêt AB SKF (29 octobre 2009 aff. 29/08), la Haute Cour a jugé que le droit à déduction de la NA grevant l’acquisition de biens ou de services en amont supposait que les dépenses effectuées pour acquérir ceux-ci fassent partie des éléments constitutifs du prix des opérations taxées en aval ouvrant droit à déduction (CE 23 décembre 2010 n°307698, 8e et 3e s.-s., Sté Pfizer Holding France ; CE 23 décembre 2010 n°324181, 8e et 3e s.-s., min. c/ SA Michel Thierry : RJF 3/11 n°301 et 302 avec chronique p. 235, concl. L. 011éon BDCF 3/11 n°31).
Faisant clairement référence au principe de neutralité, Monsieur 011éon, rapporteur public relevait, dans ses conclusions sous cette affaire: «Si nous revenons à la TVA, il nous semble clair que les dépenses inhérentes à la cession elle-même (frais de courtage, commissions bancaires et plus généralement toutes les dépenses d’intermédiation permettant de réaliser effectivement la transaction) doivent, par construction, être présumées en lien direct et immédiat avec l’opération de cession des titres. Ces dépenses sont en général exonérées de TVA, mais elles peuvent, sur option, être soumises à la taxe. Il y aura alors une présomption de non déductibilité de la taxe afférente. Toutefois, cette présomption ne sera pas irréfragable. La société holding qui a cédé les titres pourra en effet s’attacher à démontrer, pour que la TVA soit déductible au titre de ses frais généraux, qu’elle n’a pas incorporé ces coûts dans le prix de cession des titres. Cette preuve sera aisément apportée dans le cas de titres cotés, pour lesquels le prix de cession est un prix subi qui, par conséquent, n’incorpore pas ces frais de cession. Dans le cas de titres non cotés, il appartiendra à l’entreprise de démontrer, par exemple au moyen de sa comptabilité analytique, qu’il n’y a pas eu incorporation des frais dans le prix de cession.»
Autrement dit, si le principe de l’affectation conduit à reconnaître qu’une dépense fait partie des éléments constitutifs du prix des opérations exonérées, la NA la grevant n’est pas déductible. Ce n’est que s’il apparaît que cette dépense fait partie de ses frais généraux et est partiellement prise en charge tant par les opérations taxables que par les opérations exonérées que la question de la déduction proportionnelle se trouve posée.
Ce même raisonnement a prévalu dans l’arrêt L’Air Liquide, dans lequel le Conseil d’Etat a jugé qu’une société holding peut déduire la TVA ayant grevé des dépenses qu’elle a exposées en vue d’une acquisition de titres réalisée par une de ses filiales (en l’espèce des honoraires versés à une banque d’affaires et à un cabinet d’audit pour la réalisation d’études préalables), dès lors que ces dépenses peuvent être regardées comme entretenant un lien direct et immédiat avec l’ensemble de son activité économique d’assistance aux filiales, soumise à la TVA.
Les conclusions de Madame le Rapporteur Public, Nathalie Escaut, faisant ainsi clairement référence au principe de neutralité, sont éclairantes : «On voit ainsi que le droit à déduction revendiqué par la société L’Air Liquide ne repose pas sur la reconnaissance de la TVA de groupe mais sur le lien direct et immédiat qui peut exister entre l’achat des titres d’une société et la réalisation des prestations qu’elle fournit à ses filiales et sous-filiales. En faisant procéder à l’acquisition d’une nouvelle société qui sera une sous-filiale, la société holding pouvait ainsi développer son activité de conseil et d’assistance et réaliser des opérations taxables à la TVA. Nous croyons donc que la cour a commis une erreur de droit en excluant tout droit à déduction de la TVA entre les mains de la société L’Air Liquide au seul motif que l’acquisition n’avait pas été réalisée par la société holding elle-même mais par une de ses filiales, sans rechercher si les frais d’études supportés n’avaient pas engagés en vue de prises de participation conçues à des fins de développement de sa propre activité économique de conseil et d’assistance à ses filiales et sous-filiales.»
Il appartient à la requérante de produire des pièces justificatives établissant que, compte tenu de l’organisation du groupe, elle seule effectue au profit des sous-filiales des prestations de services donnant lieu à des opérations caractérisant une activité économique et soumises à la TVA, pour établir l’existence de ce lien direct. Autrement dit, le Conseil d’Etat a reconnu le droit à déduction, en établissant le lien direct entre ces dépenses et la réalisation des opérations taxables de services aux filiales et non en les considérant comme des frais généraux.
C’est à la lumière de ce principe de neutralité, qui admet la déduction de la TVA grevant les dépenses qui constituent les coût de l’opération taxée, que doit s’apprécier la lecture de l’article 271 du CGI.
Le fait que les dépenses puissent être utilisées partiellement pour les besoins des opérations non soumises à la TVA est donc indifférent au regard du droit à déduction, si ces dépenses font partie des éléments constitutifs du coût des seules opérations soumises à la TVA et ouvrant droit à déduction de TVA.
Auteur
Anne Grousset, avocat associé en matière de TVA