Régime fiscal des fusions : agréments et… désagréments
Les fusions et opérations assimilées réalisées entre sociétés soumises à l’impôt sur les sociétés peuvent, si elles respectent certaines conditions relatives notamment à la comptabilisation des actifs transmis, bénéficier du régime de neutralité fiscale prévu à l’article 210 A du Code général des impôts (CGI).
Dans certains cas, la pleine neutralité fiscale de la fusion est toutefois subordonnée à l’obtention d’un agrément délivré par l’administration fiscale. Cet agrément, bien que réputé de plein droit, doit impérativement être demandé avant la réalisation de l’opération en cause, quand bien même son obtention peut exiger plusieurs mois d’instruction (voire plusieurs années dans des cas extrêmes), et n’est formellement délivré qu’après la réalisation de l’opération -avec tous les « désagréments » que peut entraîner un rejet sur une opération déjà réalisée.
Deux situations principales sont soumises à une contrainte d’agrément préalable et requièrent donc une vigilance spécifique : celles relatives au transfert ou à la préservation des déficits fiscaux reportables et celles impliquant une société étrangère.
De récentes décisions de jurisprudence jettent un éclairage nouveau sur ces régimes d’exception.
L’agrément en vue du transfert ou de la préservation des déficits reportables
Une opération de fusion (ou assimilée) dans laquelle la société absorbante entend se voir transférer les déficits reportables de la société absorbée doit, aux termes de l’article 209, II du CGI, être soumise à l’agrément de l’administration fiscale. Il en va de même, en application de l’article 221-5.c. du même code, lorsque la société absorbante entend préserver ses propres déficits reportables à l’issue d’une fusion qui entraîne pour elle les conséquences fiscales d’un « changement d’activité réelle ». Les critères de délivrance de ces agréments ont été substantiellement modifiés par la deuxième loi de finances rectificative pour 2012.
Ainsi, s’agissant du transfert des déficits de l’absorbée, cette loi a introduit dans le CGI les critères suivants qui ressortaient de la pratique du Bureau des agréments :
- l’activité à l’origine des déficits dont le transfert est demandé ne doit pas avoir fait l’objet par la société absorbée, pendant la période au titre de laquelle ces déficits ont été constatés, de « changement significatif », notamment en termes de clientèle, d’emploi, de moyens d’exploitation effectivement mis en œuvre, de nature et de volume d’activité ;
- l’activité poursuivie par la société absorbante ou bénéficiaire des apports ne doit pas faire l’objet, pendant la période de trois ans, de « changement significatif », notamment en termes de clientèle, d’emploi, de moyens d’exploitation effectivement mis en œuvre, de nature et de volume d’activité ; et
- les déficits transférés ne doivent provenir ni de la gestion d’un patrimoine mobilier par des sociétés dont l’actif est principalement composé de participations financières, ni de la gestion d’un patrimoine immobilier.
Quant à l’agrément en vue de la préservation des déficits de l’absorbante (ou de l’apporteuse) en cas de changement d’activité réelle (situation désormais légalement caractérisée en cas d’adjonction ou d’abandon d’une activité entraînant des variations supérieures à 50% du chiffre d’affaires ou des effectifs et de l’actif immobilisé), il requiert de justifier que les opérations à l’origine dudit changement sont « indispensables à la poursuite de l’activité à l’origine des déficits et à la préservation de l’emploi ».
On le voit, les termes légaux nouvellement introduits recèlent une part d’interprétation et de subjectivité dont l’appréciation n’est confortable ni pour les contribuables et leurs conseils, ni même pour les services compétents de l’administration fiscale : difficile en effet de déterminer avec un degré de sécurité juridique suffisant si un changement est « »significatif » ou si une opération est «indispensable» à la préservation de l’emploi !
Paradoxalement, cette évolution légale doit coexister avec la réaffirmation récente par le Conseil d’Etat du caractère «de plein droit» de l’agrément de l’article 209-II précité : dans un arrêt Stago International du 18 janvier 2017, la Haute juridiction vient ainsi de sanctionner une société absorbante pour n’avoir pas intégré le transfert des déficits de l’absorbée dans le calcul du mali de fusion déductible à la date d’effet de la fusion, alors même qu’à cette date, la décision d’agrément sur le transfert des déficits était toujours en cours d’instruction.
Les sociétés parties à une fusion peuvent ainsi se trouver prises en étau entre l’incertitude attachée à l’interprétation des critères légaux d’agrément, et l’obligation technique de valoriser leurs déficits réputés agréés dès la date d’effet de la fusion.
L’agrément des opérations transfrontalières
Aux termes de la directive fusions de 1990 (telle que modifiée en 2009), les États membres de l’Union européenne ne peuvent refuser l’application du régime de neutralité des fusions que « lorsque l’opération envisagée a comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales ». Cette exigence a été transposée dans notre droit interne aux articles 210 B-3. et 210 C du CGI aux termes desquels la neutralité d’une opération de fusion transfrontalière n’est accordée que sur agrément préalable si :
- l’opération est justifiée par un motif économique ;
- l’opération n’a pas comme objectif principal la fraude ou l’évasion fiscales ; et
- les modalités de l’opération permettent l’imposition future des plus-values en sursis (le cas échéant via la création d’un établissement stable français de l’entité étrangère).
Dans une récente affaire Euro Park qui a donné lieu à une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 8 mars 2017, une société luxembourgeoise ayant absorbé une société française n’avait pas sollicité l’agrément préalable requis par le CGI en vue de s’assurer le bénéfice du régime de faveur des fusions. Le Conseil d’État avait transmis à la CJUE une question préjudicielle pour déterminer si cette exigence était contraire aux traités européens ou à la directive fusions.
Le raisonnement développé ici par la CJUE est remarquable en ce que, pour étudier la conformité des dispositions de droit français à la directive, il se place sur le terrain de l’effectivité du droit européen et son corollaire, le principe de sécurité juridique. Or, selon la Cour, cette sécurité n’est pas assurée par la France en raison notamment de la divergence entre les trois conditions légales d’octroi de l’agrément et la pratique administrative décrite par le gouvernement français à l’audience selon lequel seul le premier critère -celui du motif économique- guidait la décision d’octroi de l’agrément. D’autre part, la CJUE relève qu’en posant une exigence systématique d’agrément préalable en présence de fusions transfrontalières, la législation française repose sur une présomption générale de fraude ou d’évasion fiscales contraire aux objectifs de la directive, et qu’en traitant différemment les fusions intracommunautaires et franco-françaises, elle entrave le principe de liberté d’établissement.
Il sera éclairant d’observer les conséquences qui seront tirées de cette décision tant par le Conseil d’État (appelé à statuer sur renvoi de la CJUE) que par le législateur. En tout état de cause, les contribuables qui auraient été affectés par l’appréciation des règles d’agrément posées par l’Administration dans ces situations transfrontalières peuvent disposer d’arguments sérieux pour contester cette position. Quant aux sociétés devant réaliser des fusions intracommunautaires à l’avenir, elles devraient en principe, dans l’attente de la modification législative à intervenir, pouvoir se passer d’agrément pour mener à bien ces opérations en régime de neutralité fiscale.
Dans l’immédiat, la décision Euro Park pourrait bien causer plus de difficultés pratiques qu’elle n’en résout !
Auteurs
Laurent Hepp, avocat associé, en droit fiscal
Florian Burnat, avocat en droit fiscal