Preuve de la participation à une entente : insuffisance de la seule réception d’un e-mail
Une société lituanienne administrant un logiciel de réservation de voyages en ligne avait concédé à plusieurs agences de voyages une licence d’exploitation leur permettant de proposer à la vente sur leur site Internet des voyages, selon une présentation de réservation uniforme déterminée par elle. Une messagerie électronique spécifique à ce système de réservation était mise à la disposition de chaque agence.
Par la suite, l’administrateur avait adressé aux agences un premier courrier électronique leur demandant de s’exprimer sur l’opportunité de plafonner le taux des remises accordées sur Internet puis, un second courrier électronique adressé quelques jour après, rendant ce plafonnement effectif et automatique. Les agences souhaitant accorder des remises supérieures le pouvaient mais devaient procéder à l’accomplissement de formalités techniques complémentaires.
L’administrateur et les agences concernées avaient été condamnés par le Conseil de la concurrence lituanien pour entente sur les remises, ce dernier ayant estimé que l’absence d’opposition des agences, qui avaient nécessairement eu connaissance du message électronique, valait acquiescement tacite à cette pratique concertée. Saisie d’un recours contre cette décision par certaines agences, qui contestaient avoir eu connaissance de l’e-mail litigieux, la Cour administrative suprême de Lituanie a saisi, à titre préjudiciel, la CJUE du point de savoir si les opérateurs concernés pouvaient être présumés avoir pris ou avoir nécessairement dû prendre connaissance du message diffusé et, en ne s’étant pas opposés à la limitation des remises effectuées, avoir participé à une pratique concertée au sens de l’article 101 §1 TFUE.
Le règlement n°1/2003 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence ne contient aucune disposition relative à l’appréciation des preuves et au niveau de preuve requis dans le cadre d’une procédure nationale d’application de l’article 101 du TFUE. La définition du standard de preuve requis pour établir si les destinataires ont eu connaissance du contenu du message revient donc aux Etats membres. Cette autonomie procédurale est néanmoins encadrée car elle doit, notamment, s’exercer dans le respect du principe fondamental de la présomption d’innocence (cf. art. l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE).
Pour la CJUE, ce principe s’oppose à ce que la seule réception d’un e-mail implique que les agences de voyages concernées devaient avoir nécessairement connaissance de son contenu.
Cela étant, la présomption d’innocence ne s’oppose pas à ce que l’on considère que l’envoi du message puisse, avec d’autres indices objectifs et concordants, fonder la présomption que les agences de voyages avaient connaissance de son contenu à partir de la date de l’envoi de ce message. Mais les agences doivent garder la possibilité de renverser cette présomption par la démonstration de ce qu’elles n’ont pas reçu le message ou n’ont pas consulté la rubrique en question ou encore ne l’ont consulté qu’après un certain laps de temps.
En revanche, à partir du moment où ils sont considérés comme ayant eu connaissance du message, les opérateurs économiques peuvent être présumés avoir participé à une pratique concertée s’ils se sont abstenus de se distancier publiquement de cette pratique, ne l’ont pas dénoncée aux entités administratives ou n’ont pas apporté d’autres preuves pour réfuter cette seconde présomption, telle la preuve d’une application systématique d’une remise excédant le plafonnement litigieux.
Concernant la réfutation par distanciation publique, alors qu’elle a récemment confirmé que cette distanciation devait être faite à l’égard de tous les participants à la pratique concertée (CJUE, 26 mars 2015, C-634/13 P), la CJUE admet ici qu’elle puisse être caractérisée par « une objection claire et explicite adressée à l’administrateur du logiciel ». Cette approche pragmatique mérite approbation face à la difficulté pratique, pour chaque agence, de connaître les autres destinataires du message au cas particulier.
En revanche, c’est une position particulièrement stricte qu’elle retient pour caractériser un comportement de franc-tireur, en exigeant des entreprises souhaitant démontrer qu’elles n’ont pas adhérer à la pratique qu’elles établissent avoir adopté « systématiquement » des remises supérieures au plafond.
CJUE 21 janvier 2016, aff. C-74/14
Auteur
Virginie Coursière-Pluntz, avocat counsel, CMS Bureau Francis Lefebvre, en droit de la concurrence et en droit européen tant en conseil qu’en contentieux.