L’opérance des moyens soulevés devant le juge du référé précontractuel
Le référé précontractuel constitue assurément la voie de recours à privilégier par un candidat évincé pour contester l’attribution d’un contrat de la commande publique. Cependant, certains moyens ne peuvent être soulevés dans le cadre de cette voie de recours. Quels sont les principaux moyens considérés comme inopérants et opérants par le juge du référé précontractuel à la lumière de la jurisprudence administrative et judiciaire récente ?
Les procédures de référé demeurent les voies de recours les plus efficaces pour corriger rapidement des manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence concernant les contrats de la commande publique. Le référé précontractuel constitue une arme particulièrement redoutable, compte tenu des délais de jugement et des pouvoirs du juge. Le référé contractuel a, quant à lui, en substance, uniquement vocation à pallier un empêchement illégitime à la possibilité d’introduire un référé précontractuel1 et ne saurait, donc, constituer une voie de rattrapage.
Sont concernés par ces recours tous les contrats administratifs ou de droit privé ayant pour objet « l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique, constituée par un prix ou un droit d’exploitation ou la délégation d’un service public »2. Sont donc inclus tous les marchés publics, au sens de l’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 ainsi que les contrats de concession, au sens de l’ordonnance n°2016-65 du 29 janvier 2016.
Pour l’un comme pour l’autre, le président -ou, le plus souvent, le magistrat délégué- du tribunal administratif pour les contrats administratifs ou de l’un des tribunaux de grande instance (TGI) spécialisés pour les contrats de droit privé, est compétent pour juger d’une requête en référé précontractuel ou contractuel.
Toute personne ayant un intérêt à conclure le contrat peut saisir le juge du référé précontractuel ou contractuel d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence.
Compte tenu du caractère « subsidiaire » du référé contractuel, nous nous attacherons plus particulièrement, ci-après, à décrire les moyens dits « opérants » devant le juge du référé précontractuel, c’est-à-dire les moyens qui peuvent être utilement invoqués, et ce à la lumière de la jurisprudence administrative et judiciaire récente. En effet, si le référé précontractuel constitue très certainement la voie de recours à privilégier par un candidat évincé pour contester l’attribution d’un contrat de la commande publique, que l’acheteur soit public ou privé, il reste que l’exercice juridictionnel auquel il doit se plier est très particulier3 : il ne peut soulever tous les arguments juridiques qu’il souhaite mais uniquement certain d’entre eux, en rapport avec les obligations de publicité et de mise en concurrence et ce sous certaines conditions.
Le tournant de la jurisprudence SMIRGEOMES
Avec la jurisprudence dite SMIRGEOMES4, le juge administratif a largement restreint la possibilité d’agir en référé précontractuel.
En effet, avant cet arrêt, les requérants pouvaient invoquer tout manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence, même si celui-ci ne les avait pas lésés5.
Le Conseil d’État est revenu sur cette solution en restreignant d’autant la possibilité d’agir en référé précontractuel qu’il considère « qu’il appartient dès lors au juge des référés précontractuels de rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente ».
Cette position du juge administratif a été reprise par le juge judiciaire, timidement d’abord dans un arrêt Aéroports de Paris6 puis sans ambiguïté dans un arrêt Société Dalkia France7.
La décision SMIRGEOMES précitée a une double conséquence concernant l’office du juge.
La vérification d’une possible lésion du requérant par le manquement invoqué doit obligatoirement être opérée par le juge, sans que le défendeur ait à l’opposer. Cette obligation comporte toutefois certaines limites, le juge n’ayant pas à vérifier, par exemple, que l’offre du requérant qui conteste la conformité de l’offre de l’attributaire était elle-même conforme au cahier des charges si ce point n’est pas contesté par l’administration8.
Par ailleurs, le requérant n’a pas nécessairement à apporter la preuve que le manquement qu’il invoque est susceptible de l’avoir lésé ou risque de léser. C’est au juge de procéder à une véritable instruction du dossier qui lui est présenté pour rechercher si le manquement invoqué est susceptible d’avoir lésé ou risque de léser le requérant.
Le juge de cassation exerce un contrôle de l’erreur de qualification juridique des faits sur la qualification de « manquement susceptible d’avoir lésé » retenue par le juge de première instance9. Compte tenu de l’exigence posée par les arrêts SMIRGEOMES et Aéroports de Paris, seront présentés ci-après les principaux moyens considérés comme inopérants et opérants par le juge du référé précontractuel à la lumière de la jurisprudence administrative et judiciaire récente.
Les moyens inopérants
Les moyens jugés inopérants par le juge du référé précontractuel sont ceux qui, par nature, sont sans effet sur la solution du litige, c’est-à-dire ceux qui ne constituent pas un manquement à une obligation de publicité et de mise en concurrence et sont insusceptibles d’avoir lésé le requérant.
Par exemple, n’est pas opérant le moyen mettant en cause la compétence de la personne publique pour intervenir dans la matière faisant l’objet du contrat10. À ce sujet, on remarquera une décision récente du tribunal administratif de Lille par laquelle le juge administratif, pour censurer une procédure de passation, s’est saisi d’un moyen d’ordre public tiré de ce que la procédure de marché avait été engagée par une personne publique inexistante, manquement ayant pu léser les intérêts du requérant11. La question se pose de l’opérance de ce moyen, au regard notamment de la jurisprudence du Conseil d’État SA Demathieu et Bard précitée12.
De même, il ne revient pas au juge du référé précontractuel, lorsqu’une personne morale de droit privé se porte candidate à l’attribution d’un contrat de commande publique, de vérifier que l’exécution de ce contrat entre dans le champ de son objet social ; il en va toutefois différemment dans le cas où un texte législatif ou réglementaire a précisément défini son objet social et ses missions13.
Le défaut de consultation du comité technique paritaire ou de la commission consultative des services publics locaux14 ne constitue pas plus un manquement invocable.
À noter, de la même manière, que les manquements au Code de commerce sont inopérants devant le juge du référé précontractuel15.
Enfin, on soulignera que, selon une jurisprudence constante, le juge du référé précontractuel ne peut se prononcer sur l’appréciation portée par la collectivité publique sur les mérites respectifs des offres16 ou des candidatures17.
Les moyens opérants
Il existe trois grands types de manquements susceptibles de léser un candidat à l’attribution d’un contrat de la commande publique : les manquements ayant réduit les chances de ce candidat de répondre de façon adaptée aux attentes de la personne publique, les manquements ayant conduit à écarter indûment sa candidature ou son offre et les manquements ayant contribué à retenir indûment l’attributaire.
Les manquements ayant réduit les chances d’un candidat de répondre de façon adaptée aux attentes de la personne publique
Le Conseil d’État a ainsi pu considérer que l’octroi aux candidats d’un délai insuffisant pour présenter leur offre était susceptible de léser un candidat à l’attribution d’un contrat de la commande publique, et ce même en cas de procédure adaptée18.
Un allotissement insuffisant a également pu être considéré comme un manquement susceptible de léser un candidat à l’attribution d’un contrat de la commande publique19.
Notes
1 En effet, eu égard à l’interprétation stricte de l’intérêt à agir et des moyens invocables (CE 19 janvier 2011, Grand Port Maritime du Havre, req. n°343435), la possibilité de recourir au référé contractuel est limitée. En pratique, il ne peut être exercé que dans la mesure où la possibilité de recourir au référé précontractuel a été empêchée. Peuvent être invoquées : l’absence totale de publicité ou d’une publication au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE) si celle-ci est obligatoire ; la violation du délai de standstill et celle de la suspension de la signature du contrat liée à l’exercice d’un référé précontractuel. Un référé contractuel introduit après un référé précontractuel peut être recevable, si la notification ne mentionne pas de délai de suspension (CE 24 juin 2011, Office public de l’habitat interdépartemental de l’Essonne, du Val d’Oise et des Yvelines et Société Seni, req. n°346665) ou si l’entreprise, bien qu’informée du rejet de son offre, ne l’est pas du délai de suspension (CE 29 juin 2012, Sté Signature, req. n°357617). Il en va de même lorsque cette notification indique un délai inférieur au délai légal minimal, alors même que le contrat aurait été finalement signé dans le respect de ce délai légal (CE 17 juin 2015, Sté Proxiserve, req. n°388457). En marché public à procédure adaptée (MAPA), la publication au JOUE d’un avis d’intention de conclure permet de fermer complètement la porte du référé contractuel (mais corrélativement d’accroître le risque de référés précontractuels). Tel n’est pas le cas en revanche si l’acheteur a seulement informé le candidat évincé de son intention de conclure (CE 23 janvier 2017, Sté Decremps BTP, req. n°401400). Pour une analyse récente portant sur le référé contractuel, voir H. Hoepffner, « Le référé contractuel contre un marché à procédure adaptée : une voie de droit subsidiaire », AJDA 2017, p. 888.
2 CJA, art. L. 551-1.
3 La dialectique de la preuve dans le cadre du référé précontractuel constitue également un exercice très particulier : il n’entre pas dans l’office du juge du référé précontractuel d’ordonner la communication au requérant de documents administratifs issus de la procédure de passation, tels que le rapport d’analyse des offres ou les éléments de l’offre retenue qui sont couverts par le secret des affaires (CE 6 mars 2009, Syndicat mixte de la région d’Auray-Belz-Quiberon, req. n°321217; Cass. com., 6 décembre 2016, n°15-26.414).Toutefois, le succès d’une action en référé ne doit pas être exclusivement tributaire du bon vouloir des défendeurs. Aussi le juge peut, lorsqu’est invoqué le secret commercial et industriel, inviter la partie qui s’en prévaut à lui procurer les éclaircissements nécessaires sur la nature des pièces écartées et sur les raisons de leur exclusion. Si ce secret lui est opposé à tort, il peut enjoindre à cette partie de produire les pièces en cause et tirer les conséquences de son abstention (CE 17 octobre 2016, Cne d’Hyères-les-Palmiers, req. n°400172).
En revanche, le respect du principe du contradictoire empêche le juge de fonder sa décision sur le contenu d’un document couvert par le secret dont il aurait pu prendre connaissance notamment à l’audience, mais qui n’aurait pas été communiqué à l’autre partie (CE 23 décembre 2016, req. n°405791).
Pour une analyse complète des recours en référé et des recours au fond, voir : F. Tenailleau et T. Carenzi, « Contentieux de la passation (1/2) : les référés » (fiche pratique), Le Moniteur, 24 mars 2017 et F. Tenailleau et T. Carenzi, « Contentieux de la passation (2/2) : les recours au fond » (fiche pratique), Le Moniteur, 31 mars 2017.
4 CE 3 octobre 2008, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur est de la Sarthe, req. n°305420.
5 CE 19 octobre 2001, Sté Alstom Transport SA, req. n°233173.
6 Cass. com., 8 décembre 2009, Aéroports de Paris c/ Sociétés Conrac, n°08-21.714.
7 Cass. com., 23 octobre 2012, Société Dalkia France c/ Société immobilière picarde à loyer modéré (SIP), n°11-23.521.
8 CE 30 septembre 2011, Dpt de Haute-Savoie, req. n°350153.
9 CE 21 mai 2010, Cne Bordeaux, req. n°334845.
10 CE 30 juin 1999, SA Demathieu et Bard, req. n°198993.
11 TA Lille 3 juillet 2015, Sté Plaetevoet sport et paysages, req. n°1504658.
12 R. Bonnefont, « Etre ou ne pas être (un pouvoir adjudicateur), telle est la question (posée au juge du référé précontractuel « , AJDA 2016, p. 56.
13 CE 4 mai 2016, Agence départementale d’information sur le logement et l’énergie (ADILE) de Vendée, req. n°396590.
14 CE 24 octobre 2008, Synd. intercommunal d’eau et d’assainissement de Mayotte, req. n°300034.
15 CE 5 juin 2007, Société Corsica Ferries, req. n°305280 et CE 10 avril 2015, Centre hospitalier territorial de Nouvelle-Calédonie, req. n°386912 à propos de la prohibition de l’abus de position dominante.
16 CE 29 juillet 1998, Syndicat mixte des transports en commun de l’agglomération clermontoise et autres, req. n°194412 ; CE 31 mai 2010, Cne d’Ajaccio, req. n°333737 ; pour une délégation de service public : CE 18 juin 2010, Sté Saur, Cne de Besançon, req. n°335475 ; pour des décisions récentes voir par exemple : TA Lille 21 juillet 2016, Sté Les Compagnons du Bois, req. n°1604979 ; TA Lyon 5 février 2016, Sté X Ingénierie, req. n°1600164 ; le juge judiciaire adopte la même position : TGI Paris, Ord., 28 décembre 2012, SAS Atos c/ Conseil national de l’ordre des pharmaciens, n°12/59331 ; voir également TC Toulouse, Ord., 1er octobre 2008, Société SARL ISA Europe, n°2009R393 ; TGI Paris, Ord., 7 avril 2011, Société Maidis c/ CANSSM, n°11/52516, concernant un marché d’un organisme privé de sécurité sociale ;TGI Paris, Ord., 9 janvier 2012, SARL Varian Medical Sytem c/ CEA, n°11/59893 ; TGI Paris, Ord., 3 octobre 2014, n°14/57602..
17 CE 26 juin 2015, Ville de Paris, req. n°389682.
18 CE 5 août 2009, Région Centre, req. n°307117 ; pour une application plus récente : TA Lille 16 mars 2011, Sté Fornells, n°101226.
19 CE 23 juillet 2010, Conseil régional de la Réunion, req. n°338367.
Auteurs
François Tenailleau, avocat associé en droit public des affaires
Inès Tantardini, avocat en droit public des affaires