L’indemnisation du préjudice découlant de la rupture brutale d’une relation commerciale établie ou de pourparlers
Par deux arrêts en date des 20 octobre (Cass. com., 20 octobre 2015, n°14-18.753) et 10 novembre 2015 (Cass. com., 10 novembre 2015, n°14-18.844), la Chambre commerciale de la Cour de cassation revient sur la notion de préjudice indemnisable du fait de la rupture brutale d’une relation commerciale établie ou de pourparlers.
Dans son arrêt du 20 octobre 2015, la Haute juridiction se prononce sur la rupture brutale, en l’espèce sans préavis, de la relation de sous-traitance ayant uni, pendant plus de dix ans, la société Haulotte Group, qui fabrique et commercialise des engins de manutention et levage, à la société Soudacier qui fabrique certains des éléments intégrés dans ces engins.
A la suite d’un premier arrêt rendu par la Cour de cassation le 15 janvier 2013 (Cass. com., 15 janvier 2013, n°12-17.553), la Cour d’appel de renvoi avait jugé qu’un préavis de douze mois aurait dû être accordé à la société Soudacier et condamné la société Haulotte Group à lui verser la somme de 2 508 861 € au titre de dommages-intérêts pour perte de marge.
La solution adoptée par la Haute juridiction le 20 octobre 2015 témoigne d’un certain traditionalisme tout en créant quelques incertitudes.
En effet, la Cour de cassation rappelle tout d’abord que la définition de la marge perdue résulte de l’appréciation souveraine, par les juges du fond, de différents éléments et notamment de la durée de la relation commerciale et de l’état de dépendance économique dans lequel peut se trouver le partenaire commercial. A cette affirmation, pour le moins traditionnelle, la Cour de cassation ajoute : « il n’était pas soutenu qu’il [l’état de dépendance économique] procédait d’un choix délibéré de la société Soudacier « .
Cette étrange précision signifie-t-elle que le contractant qui choisit délibérément de se placer dans une situation de dépendance économique doit être considéré comme ayant accepté les risques inhérents à cette situation et ne pouvant plus demander réparation du préjudice qui lui serait causé par la rupture brutale de cette relation ? Cela pourrait alors se traduire par une réduction partielle ou totale de l’indemnisation devant être octroyée à la victime de la rupture.
Ensuite, la Cour de cassation rappelle, une fois encore, qu’au titre de l’article L.442-6 I 5° du Code de commerce « seuls sont indemnisables les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même« .
En l’espèce, l’application de ce principe conduit à ce que le coût des licenciements économiques des salariés du sous-traitant, causé par la rupture de la relation de sous-traitance en elle-même et non par sa brutalité, ne peut être indemnisé que sur le terrain du droit commun de la responsabilité civile, notamment celui de la rupture abusive. Il relève de la mission des juges du fond de « préciser en quoi l’absence de préavis [est] de nature à engendrer un préjudice » à chaque fois qu’ils condamnent une partie à indemniser son partenaire commercial sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Dans son arrêt du 10 novembre 2015, la Cour de cassation se prononce cette fois sur les conditions de mise en jeu de la responsabilité en cas de rupture brutale de pourparlers.
En l’espèce, la société ITW Magnaflux distribuait des lingettes pour le nettoyage des mains via un réseau de distributeurs non-exclusifs auquel appartenait une de ses filiales (la société ITW Spraytec) et la société Erad France. Ces deux dernières sociétés étaient entrées en négociation pour définir les modalités de cession de la clientèle « small business« , la société ITW Spraytec rompit ces pourparlers et la société Erad France l’assigna pour rupture brutale des pourparlers.
L’arrêt de la Cour d’appel qui avait rejeté la demande de la société Erad France est confirmé par la Cour de cassation qui rappelle le principe selon lequel « le préjudice subi du fait de la rupture brutale des pourparlers est constitué des frais occasionnés par la négociation et les études préalables faites« .
Dans ce second arrêt, la Haute juridiction souligne à nouveau l’importance de l’appréciation souveraine des juges du fond dans la définition du préjudice indemnisable en énonçant « la Cour d’appel, appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments soumis au débat contradictoire, a retenu, par une décision motivée, que la société Erad ne justifiait pas de l’existence du préjudice dont elle demandait réparation« .
Il est donc confirmé que la rupture brutale des pourparlers donne droit à indemnisation mais également que la charge de la preuve repose sur les épaules de celui qui demande réparation du préjudice qu’il estime avoir subi à ce titre.
Que ce soit en matière de rupture brutale des relations commerciales établies ou de pourparlers, le préalable indispensable à toute indemnisation demeure donc la preuve traditionnellement requise en droit de la responsabilité civile, de la faute (la rupture brutale), du dommage et du lien de causalité entre ces deux éléments.
Auteurs
Stéphanie de Giovanni, avocat en droit commercial et contrats internationaux.
Aliénor Fèvre, avocat en droit commercial et contrats internationaux.