Les contours ambigus de la « substance économique » dans le contexte de la théorie de l’abus de droit
Par plusieurs décisions rendues ces dernières années, le Conseil d’Etat est venu contester l’application du régime mère fille à des distributions de dividendes opérées par une filiale étrangère dépourvue de « substance économique ». Mais les contours de cette notion ne sont pas encore parfaitement connus.
Dans plusieurs affaires, le Conseil d’Etat a jugé que l’administration fiscale est fondée à remettre en cause, sur le fondement de la théorie de l’abus de droit ou de la fraude à la loi, l’exonération de dividendes prévue par le régime des sociétés mères lorsqu’un contribuable participe à un montage consistant à acquérir des participations dans une société étrangère si elle apporte la preuve que cette dernière est dépourvue de « substance économique » et que l’acquisition a eu une motivation purement fiscale.
L’absence de « substance économique » s’analyse alors selon l’administration comme un indice de l’objectif fiscal exclusif poursuivi par le contribuable, objectif qui est l’un des deux critères constitutif de l’abus de droit avec celui de l’intention de détourner l’esprit d’un texte de loi.
Le Conseil d’Etat est venu préciser peu à peu les critères d’appréciation de la notion de « substance économique » au travers de plusieurs contentieux au titre desquels l’administration fiscale contestait l’utilisation abusive du régime des sociétés mères.
1. La notion traditionnelle de « substance économique«Â
Dans la plupart des cas, la substance des sociétés étrangères est appréciée sur la base de critères factuels comme l’existence de moyens humains et matériels de la structure, son autonomie de gestion, sa réalité juridique et, le cas échéant, la nature de ses éléments d’actif.
Ainsi notamment dans les célèbres arrêts Pléiade et Sagal (CE, 18 février 2004, n°247729, SA Pléiade et CE, 18 mai 2005, n°267087, min c/ Sté Sagal), le Conseil d’Etat estime que la prise de participation par une société française dans le capital d’un holding établi au Luxembourg et géré par une banque d’affaires locale a la nature d’un montage abusif dans la mesure où le holding est dépourvu de toute substance et que la prise de participation n’est justifiée par aucun motif économique. Pour démontrer l’absence de « substance économique« , le Conseil d’Etat relève notamment que :
- le holding luxembourgeois est demeuré depuis sa constitution sous l’entière dépendance de la banque à l’origine de sa création ;
- qu’il ne dispose d’aucune compétence technique en matière de placements financiers alors que son portefeuille est exclusivement composé de valeurs mobilières de placement ;
- et que les actionnaires ne prennent aucune part aux assemblées statutaires.
Dans l’affaire min. c/ Société Alcatel CIT du 15 avril 2011, le Conseil d’Etat reconnait cette fois la réalité de la substance économique d’une société belge en s’appuyant toujours sur l’analyse de critères concrets : la société exerce effectivement une activité opérationnelle de centralisation financière et de couverture des risques de change pour le compte du groupe et emploie quarante-huit salariés et un chiffre d’affaires supérieur à 660 millions de francs belges.
Cette position traditionnelle met plus particulièrement en risque les sociétés holding pures qui semblent difficilement pourvues de « substance économique » selon cette analyse.
2. Le principal apport d’une décision du Conseil d’Etat du 11 mai 2015
Dans une récente décision SA Natixis (CE 11 mai 2015 n° 365564), le Conseil d’Etat enrichit sa position traditionnelle qui consistait à mettre en évidence l’absence de « substance économique » de la filiale en s’attachant aux éléments de preuve concrets et matériels. Statuant dans une affaire où une société ne disposait apparemment pas de moyens humains et matériels, le Conseil d’Etat semble rechercher plus particulièrement l’utilité économique de la société à l’origine de la distribution.
Dans cette décision le Conseil d’Etat juge que l’acquisition d’une filiale néerlandaise par une société française est constitutive d’un montage entaché de fraude à la loi dans la mesure où cette filiale est dépourvue de substance économique, avec un but exclusivement fiscal de l’opération démontré dès lors que :
- cette filiale, dont l’actif est constitué des obligations acquises initialement avec les sommes mises à disposition par la société française, a pour seule activité leur gestion patrimoniale, et que ses recettes proviennent uniquement des intérêts et des plus-values résultant de ces obligations ;
- la politique de placement a été définie une fois pour toutes lors de la création de la filiale et que sa gestion n’est pas réellement contrôlée ;
- le risque supporté par la société mère ne se distingue pas de celui qu’elle aurait supporté si elle avait directement investi dans l’acquisition de ces obligations sans interposition de la filiale. Le dividende versé par la société néerlandaise est seulement fonction des revenus du placement en obligations..
Au cas d’espèce, comme l’y invitait dans ses conclusions Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteur public dans cette affaire, il semble que le Conseil d’Etat ait jugé sans pertinence la question de savoir si la société Natixis participait ou non aux assemblées générales et aux organes de surveillance de la filiale. L’essentiel tient au fait que même si tel avait été le cas, cela n’aurait pas nécessairement suffi pour justifier la réalité de la substance dans la mesure où la gestion du holding néerlandais se limite à la mise en Å“uvre passive d’une politique de gestion décidée depuis l’origine.
Ainsi, si les critères traditionnels retenus par le Conseil d’Etat à savoir la présence de salariés, la réalisation d’un chiffre d’affaires et l’existence de moyens d’exploitation constituent toujours des indices pertinents en règle générale, ces éléments ne sont pas les seuls et le Conseil d’Etat s’intéresse aussi aux motivations justifiant la constitution d’une société. Il s’ensuit qu’une société holding pure, sans activité opérationnelle, devrait pouvoir être considérée comme ayant une « substance économique » si sa création ou son acquisition répond à un véritable objectif économique pour ses actionnaires.
3. La « substance économique » est caractérisée par l’utilité économique de l’opération
A cet égard, le rapporteur public précise dans ses conclusions « qu’il ne s’agit pas de fixer une bonne fois pour toutes le degré de substance en dessous duquel une société ne pourrait jamais descendre ni de condamner tout recours à des filiales étrangères dont l’activité consisterait à gérer plus ou moins passivement des valeurs mobilières, pas d’avantage qu’il ne s’agit de s’interroger sur la substance de la filiale en termes de personnel ou de moyens matériels : il s’agit seulement de constater que, eu égard au dossier particulier qui lui était soumis et dès lors notamment que la société n’invoquait aucun intérêt concret autre que fiscal à l’interposition de la société néerlandaise« .
Il s’ensuit que le critère essentiel demeure que la filiale soit dotée d’un minimum d’utilité économique. Comme déjà précisé dans la décision Sagal, il faut que le montage discuté permette notamment de réaliser des économies d’échelle ou une optimisation du rendement de ses placements financiers à moyen terme de sorte qu’un tel montage présente un intérêt économique et financier.
Ainsi, l’arrêt laisse penser que l’abus de droit n’est pas forcément caractérisé en l’absence notamment de moyens matériels et humains importants si l’opération comporte des objectifs autres que fiscaux. Inversement, on peut se demander si même en présence de moyens importants, une opération pourrait être remise en cause si elle était est guidée par des préoccupations exclusivement fiscales. A notre sens, une telle remise en cause n’est concevable qu’exceptionnellement, si les moyens humains et matériels sont purement artificiels, en ce sens qu’ils ne correspondent à aucune réalité ou à aucune utilité économique.
4. L’abus doit être recherché dans les motivations de l’opération dès l’origine
Il est important de préciser que la décision du 11 mai 2015 se distingue également des précédents arrêts en ce qu’au cas d’espèce la filiale néerlandaise – société interposée – a subi une réelle imposition aux Pays-Bas du fait d’un changement intervenu dans la législation fiscale postérieurement à la création de la société holding.
Cette imposition aux Pays-Bas, bien qu’ayant réduit considérablement l’intérêt fiscal du montage litigieux, est jugée sans incidence au cas particulier sur la substance de la filiale et sur l’intérêt purement fiscal poursuivi par le montage à l’origine au motif que les modalités de gestion et le fonctionnement de la société n’ont pas été impactés par ce changement législatif.
L’imposition des produits perçus par la filiale aux Pays-Bas ne suffit pas à justifier économiquement l’interposition d’une société holding dans le cadre du présent montage. Il ressort de cette décision que selon le Conseil d’Etat l’intérêt poursuivi par le montage à l’origine prime sur les conséquences réelles du montage a posteriori.
Auteurs
Stéphane Bouvier, avocat en droit fiscal
Pauline Combes, avocat, Département fiscal.
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