Droit à l’oubli et au déréférencement : mise en balance avec la liberté d’expression et le traitement des données à des fins journalistiques
Les juges ont de plus en plus souvent à connaître de demandes de particuliers visant à obtenir le déréférencement d’articles contenant des données préjudiciables les concernant. Il appartient aux juges, au cas par cas, de mettre en balance les droits fondamentaux au respect de la vie privée et le droit de s’opposer au traitement de données personnelles avec la liberté d’expression et le droit du public à l’information. Deux décisions récentes illustrent les critères retenus dans la recherche de cet équilibre délicat.
Le journal Les Echos avait publié un article intitulé « Le Conseil d’Etat réduit la sanction des frères D. à un blâme » évoquant une décision rendue par le Conseil d’Etat qui avait effectivement estimé excessive la sanction prononcée par le Conseil des marchés financiers à l’encontre de ces deux frères. Cet article avait été publié en ligne puis archivé sur le site et, du fait du mode d’indexation « en texte intégral » utilisé par le site, les noms et prénoms des requérants servaient de référencement à l’article qui s’affichait en première page des résultats sur le site Internet « lesechos.fr » ainsi que sur les moteurs de recherche tels que Google.
Sur le fondement de l’article 38 de loi du 6 janvier 1978, dite « informatique et libertés », qui prévoit que toute personne physique a « le droit de s’opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel la concernant fassent l’objet d’un traitement », les deux frères avaient assigné Les Echos afin d’obtenir que leurs noms et prénoms cessent d’être utilisés comme critères d’indexation sur le site Internet du journal. Les requérants invoquaient comme motif légitime l’atteinte à leur réputation causée par cet article.
La Cour d’appel puis la Cour de cassation ont rejeté les demandes des deux frères au motif que l’article relevait des dispositions dérogatoires applicables aux traitements de données personnelles « mis en œuvre aux seuls fins d’exercice à titre professionnel de l’activité de journaliste dans le respect des règles déontologiques de cette profession » (article 67 2° de la loi « informatique et libertés »). Les juges retiennent notamment qu’il s’agissait d’un article de presse archivé dont le contenu était exact, que la condamnation visée avait bien été prononcée et que l’identité d’une personne condamnée par le Conseil des marchés financiers est publique.
Il est intéressant de noter que dans cet arrêt du 12 mai 2016, la Cour de cassation affirme clairement que l’archivage par un organe de presse de ses articles « ne peut être assimilé à l’édition d’une base de données de décisions de justice » (Cass. 1re civ., 12 mai 2016, n°15-17.729). Elle confirme ainsi que les éditeurs d’archives d’articles de presse ne sont pas soumis à l’obligation à laquelle sont tenus, depuis la délibération 01-057 du 29 novembre 2001 de la CNIL, les éditeurs de bases de données juridiques d’anonymiser les décisions de justice.
En outre, la Cour de cassation précise que, tout comme le fait de supprimer un article, le fait de l’anonymiser ou de le déréférencer peut constituer une restriction à la liberté d’expression : « le fait d’imposer à un organe de presse, soit de supprimer du site Internet dédié à l’archivage de ses articles, […] l’information elle-même contenue dans l’un de ces articles, le retrait des nom et prénom des personnes visées par la décision privant celui-ci de tout intérêt, soit d’en restreindre l’accès en modifiant le référencement habituel, excède les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse ».
Le lendemain de cette décision, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris ordonnait en référé à Google Inc. de supprimer un lien qui renvoyait vers un article intitulé « Scandale Mr X. (…) impliqué dans une affaire sexuelle envers mineure » précisant le nom et prénom de la personne, son métier, le nom de son employeur ainsi que son adresse (TGI Paris, 13 mai 2016, n°16/52543, Monsieur X c/ Google France et Google Inc.). Cette demande était fondée sur le droit d’opposition de l’article 38 de la loi « informatique et libertés » mais également sur son article 6, lequel prévoit que les données traitées doivent être « adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées » et « exactes, complètes et, si nécessaire, mises à jour ».
Contrairement à l’affaire jugée la veille, le particulier n’avait jamais été condamné pour les faits dénoncés ou mêmes des faits similaires et la véracité du contenu litigieux n’était pas prouvée. Le TGI a donc considéré que Google Inc. ne pouvait soutenir que l’information litigieuse avait été « véhiculée dans l’intention légitime d’alerter le public ». Le contenu de l’article et du lien portait gravement atteinte à la réputation du requérant et cette atteinte n’était pas légitimée par le droit à l’information du public. Aussi, le TGI a confirmé l’existence d’un trouble manifestement illicite et ordonné la suppression du lien.
Dans ces deux décisions, le critère de l’exactitude des informations présente un caractère essentiel dans la recherche du juste équilibre entre le droit de s’opposer à un traitement de données personnelles et la liberté d’expression et d’information du public. Sans que cela soit explicitement mentionné, ces deux décisions garantissent d’une certaine manière le respect de la présomption d’innocence : dans l’affaire où une condamnation a été prononcée et où les informations sont exactes, les juges font prévaloir la liberté d’expression, tandis que dans celle où aucune condamnation n’a été prononcée, et où les informations sont approximatives, les juges font prévaloir le droit de s’opposer au traitement de données personnelles.
Ces deux décisions de mai 2016 s’inscrivent dans l’esprit de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 13 mai 2014, (aff. C-131/12, Google Spain c/ Costeja) qui, tout en consacrant un « droit au déréférencement », prévoyait que ce droit pouvait céder devant l’intérêt prépondérant du public à avoir accès à l’information. Cet arrêt rappelait également qu’il incombe au responsable du traitement d’assurer que les données à caractère personnel sont « traitées loyalement et licitement », qu’elles sont « collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes » et qu’elles sont « adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées et pour lesquelles elles sont traitées ».
Ces décisions sont également conformes au nouveau règlement européen 2016/679 du 27 avril 2016 relatif à la protection des données personnelles, dont l’article 17 consacre un droit à l’effacement des données qui trouve exception lorsqu’un traitement de données est nécessaire « à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information » ou « à des fins archivistiques dans l’intérêt public » et dont l’article 5 précise que toutes les données traitées doivent être « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées » et « exactes et, si nécessaire, tenues à jour ».
Auteurs
Anne-Laure Villedieu, avocat associée en droit de la propriété industrielle, droit de l’informatique, des communications électroniques et protection des données personnelles.
Diane De Tarr-Michel, avocat en droit de la propriété intellectuelle