Donation déguisée ou déduction abusive de déficits fonciers : le Comité de l’Abus de Droit Fiscal n’est pas dupe !
Par deux avis des 6 mai et 11 juin 2021, le Comité s’est prononcé sur le caractère abusif d’opérations patrimoniales reposant sur une tontine utilisée à des fins de transmission et sur la création indue de déficits fonciers dans le cadre d’une SCI familiale.
« Le droit cesse où l’abus commence » affirmait le jurisconsulte Planiol[1]. Faisant une appréciation précise des faits qui lui ont été soumis, le Comité de l’Abus de Droit Fiscal (CADF) a précisé les critères de basculement vers l’abus de deux schémas patrimoniaux apparemment ingénieux.
Ces avis incitent à bien mesurer les risques d’abus afférents aux opérations réalisées ou à venir.
La clause de tontine à l’épreuve de la donation déguisée[2]
- Principes et enjeux de la clause de tontine
La clause de tontine ou d’accroissement, instrument financier ancestral devenu outil patrimonial, permet l’acquisition commune de biens avec la particularité de prévoir qu’au décès du prémourant sa part revienne en totalité au survivant. Celui-ci est alors rétroactivement réputé propriétaire depuis son acquisition. Du point de vue civil, l’intérêt est que les biens acquis en tontine sont exclus de la masse successorale du de cujus et donc échappent aux règles de réserve héréditaire dont bénéficient les héritiers. Fiscalement, l’article 754 A du Code Général des Impôts (CGI) soumet ces biens aux droits de succession calculés selon le degré de parenté (art. 777 CGI).
La conclusion d’un pacte tontinier peut donc s’avérer précieuse entre partenaires pacsés légalement dépourvus de vocation successorale, ou encore entre époux mariés sous le régime de la séparation de biens. L’exonération de droits de succession entre partenaires ou époux renforce cet intérêt. Entre non-parents pour lesquels les transmissions sont taxées à 60 %, l’insertion d’une clause de tontine dans les statuts d’une société peut permettre d’être assujetti aux seuls droits de mutation à titre onéreux (au taux maximal de 5,81 % en matière immobilière).
Toutefois, pour que la tontine soit valable, l’opération doit en particulier présenter un double aléa économique et vital.
- Cas d’une tontine abusivement conclue en fin de vie
Dans l’affaire soumise au CADF, des époux mariés sous le régime de la séparation de biens avaient conclu un pacte tontinier lors de l’acquisition d’un bien immobilier le 2 mai 2013. L’acquisition fut financée aux deux tiers par emprunt bancaire et le solde sur deniers personnels. L’époux est décédé le 27 juin 2013 et son épouse est devenue rétroactivement propriétaire du bien par l’effet du pacte.
L’administration fiscale a vu dans cette opération in extremis un abus de droit par fictivité au sens de l’article L64 du Livre des Procédures Fiscales (LPF) et requalifié l’opération de donation déguisée, taxable entre époux et sujette à la majoration de 80 % pour abus de droit. L’administration a fait grief au contribuable de l’absence d’aléa économique et vital et de la réunion par ailleurs des caractéristiques de la donation au sens de l’article 894 du Code civil (i.e. le dépouillement actuel et irrévocable en faveur du donataire). Saisi de l’affaire, le CADF s’est rangé à la position de l’administration en se fondant sur la méthode du faisceau d’indices :
- sur l’aléa économique, le CADF a retenu un déséquilibre manifeste dans le financement du bien privant la tontine de substance. Pour ce faire, il a relevé la vente concomitante par l’époux de deux biens propres pour une somme globale équivalente à la valeur du bien acheté, ainsi que l’actif successoral subsistant inférieur à 50.000€. Le CADF en conclut que le produit de la vente des biens avait exclusivement servi à financer celui en cause, ce à quoi l’époux n’y avait pas financièrement intérêt ;
- concernant l’aléa vital, le CADF a considéré qu’au vu d’un faisceau d’indices, il était avéré que l’état de santé de l’époux (atteint d’une longue maladie) était très dégradé et que son prédécès était probable. Le Comité en déduit que l’incertitude sur l’identité du prémourant était insuffisamment aléatoire ;
- l’intention libérale était établie par les liens unissant les époux, attestée par l’absence de toute contrepartie dans l’opération et l’acceptation par la donataire résultant de sa présence à l’acte initial.
Le Comité avait déjà retenu l’abus de droit à propos d’une tontine via les statuts d’une SCI, en se fondant sur le déséquilibre dans les apports en capital ainsi que sur l’état de santé très dégradé du futur prémourant au moment de la conclusion du pacte, suivant là encore une approche très pragmatique[3].
Ce nouvel avis souligne toute la précaution à prendre lors de la conclusion d’actes reposant sur toute forme d’aléa et pouvant offrir des perspectives patrimoniales attractives. La requalification en donation déguisée pour absence d’aléa n’est en effet pas réservée à la clause de tontine et trouve également à s’appliquer pour des opérations plus courantes (en matière d’assurance-vie, de cession d’immeuble à vil prix ou contre une obligation de soins, de viager ou encore de prêt familial).
SCI familiale et déficits fonciers font-ils bon ménage ?[4]
Lorsqu’un associé se réserve la jouissance d’un logement qu’il détient en SCI, il découle des articles 13 et 14 du CGI que l’avantage en nature résultant de l’économie de loyer réalisée est imposable comme revenu foncier. Pour lutter contre la tentation de limiter le montant de ce « loyer implicite » et de surévaluer le montant des charges, l’article 15 II du CGI prévoit une exonération des revenus des logements dont le propriétaire se réserve la jouissance, rendant corrélativement impossible la déduction des charges y afférentes.
En résumé, la mise en place d’une SCI offre deux possibilités :
- soit une mise à disposition gratuite au profit des associés, généralement dans le cadre d’une SCI familiale, sans déduction fiscale possible des charges[5];
- soit la mise en place d’un bail stipulant des loyers au titre de la location de l’immeuble, avec déduction fiscale possible des charges.
Ces principes posés, qu’en est-il d’une SCI familiale non soumise à l’impôt sur les sociétés (IS) contractant un bail d’habitation au profit de ses membres ? Le CADF est revenu sur cette question bien connue du juge de l’impôt.
- Cas de la déduction abusive par les associés de déficits fonciers issus d’une SCI familiale
Deux associés ont constitué une SCI non soumise à l’IS, qui a acquis une maison d’habitation financée en totalité par emprunt bancaire et conclu le même jour un contrat de bail d’habitation avec ses associés. Le loyer mensuel initial de 500 € a été réévalué à 1000 € à l’issue de travaux, puis ramené à 800€ par avenants au bail.
Compte tenu du niveau de ses charges (intérêts d’emprunt, travaux), la SCI a été constamment déficitaire sur les exercices suivants et les déficits ont été reportés par les associés sur leurs déclarations de revenus personnelles. L’administration a remis en cause sur le fondement de l’abus de droit les déficits fonciers déclarés. Le CADF partage cette position.
Là encore, le Comité a retenu la méthode du faisceau d’indices pour qualifier l’abus de droit par fraude à la loi et s’est fondé sur les éléments suivants : la détention de la totalité du capital par les deux intéressés (i), la concomitance entre l’acquisition et la signature du bail d’habitation (ii), le bail signé à usage d’habitation exclusivement excluant l’usage professionnel du bien allégué par l’associé-locataire (iii) et le montant des loyers rendant la SCI structurellement déficitaire (iv).
Le Comité constate alors que la SCI ne s’est pas comportée avec ses associés comme avec des tiers et en conclut au dévoiement des dispositions de l’article 15 II du CGI caractérisant ainsi l’abus de droit.
- Le « pilotage » des SCI familiales en ligne de mire
L’analyse du CADF se situe dans lignée d’une décision du Conseil d’Etat du 8 février 2019 n°407641, qui avait retenu l’abus de droit dans le cadre d’une SCI familiale à l’IR déficitaire, donnant en location à ses associés leur habitation principale. Alors que le Conseil d’Etat avait relevé le mode de financement des travaux au moyen d’un compte courant d’associé comme facteur aggravant (étant simplement remboursable par les loyers perçus), le CADF est resté silencieux sur ce point alors qu’une précision aurait été utile.
En matière d’abus de droit, le Conseil d’Etat et le Comité semblent faire cause commune contre le « pilotage » de sociétés par des associés qui sont plus soucieux de se comporter en véritables propriétaires de leurs biens que de ménager l’intérêt des sociétés qu’ils contrôlent.
A la lecture de ces avis, il appartiendra aux contribuables de s’interroger sur la portée concrète de leurs projets patrimoniaux notamment immobiliers, qu’il s’agisse d’opérations en fin de vie ou de la structuration d’un patrimoine familial. Le risque d’abus de droit fiscal ne se limite indéniablement pas à des schémas caricaturaux et incite à construire au cas par cas une analyse précise, au gré des avis rendus par le CADF et de la jurisprudence.
[1] Traité Elémentaire de droit civil, M. Planiol, 1899
[2] CADF, avis sur l’affaire n°2021-08, séance n°4/2021
[3] CADF, avis sur les affaires n° 2015-21 et n° 2015-22, séance n 3/2016
[4] CADF, avis sur les affaires n° 2021-12, 2021-13 et 2021-14, séance n° 5/2021
[5] BOI-RFPI-CHAMP-20-20 n° 50