Pouvoirs des dirigeants : l’effet des statuts et des pactes extra-statutaires vis-à-vis des tiers
«Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser jusqu’à ce qu’il trouve des limites.» Cette citation de Montesquieu (De l’esprit des lois, 1748) exprime une des préoccupations que peuvent avoir les associés d’une société lorsqu’ils nomment un dirigeant à la tête de celle-ci.
Et pour cause : les dirigeants qui ont la qualité de représentant légal ont le pouvoir d’engager la société à l’égard des tiers. Par conséquent, en dehors du cas particulier de l’associé unique, qui se trouve être par ailleurs seul dirigeant de sa société, il est essentiel pour les associés de s’assurer que le(s) dirigeant(s) qu’ils nomment géreront la société conformément aux objectifs qu’ils poursuivaient lorsqu’ils ont pris la décision de la constituer ou d’investir dans celle-ci.
Dans ce contexte, il n’est pas rare de voir figurer dans les statuts ou dans des pactes extra-statutaires les limitations de pouvoirs que les associés entendent imposer aux dirigeants, en exigeant d’eux par exemple qu’ils soumettent les décisions présentant un enjeu financier ou stratégique important à l’accord préalable de la collectivité des associés.
Si dans l’ordre interne ces limitations de pouvoir sont de nature à permettre aux associés d’engager la responsabilité voire de justifier la révocation du dirigeant qui les outrepasserait, en revanche leur efficacité à l’égard des tiers s’avère réduite. Il n’est pas inutile de faire un tour d’horizon des dispositions légales et de l’état de la jurisprudence en la matière.
l. L’effet des statuts
1.1.Les limitations de pouvoirs résultant de l’objet social
A l’égard des tiers, les dirigeants ont en principe les pouvoirs les plus étendus pour agir au nom de la société qu’ils représentent, dans la limite de l’objet social et sous réserve des pouvoirs que la loi attribue expressément aux associés ou à un autre organe social.
L’objet social étant la seule clause statutaire susceptible de constituer une limitation des pouvoirs du dirigeant opposable aux tiers, il est essentiel d’apporter un soin particulier à sa rédaction. Ainsi, la détermination de l’objet doit être suffisamment explicite pour éviter que la société puisse être valablement engagée par des actes sans rapport avec son activité, sans pour autant être trop rigide pour ne pas scléroser celle-ci.
Pour apprécier les conséquences d’un éventuel dépassement de l’objet social, une distinction s’impose entre les SARL et les sociétés par actions, d’une part, et les sociétés de personnes, d’autre part. Pour les premières, le principe est que la société est valablement engagée même par des actes ne relevant pas de l’objet social, sauf si elle prouve que le tiers savait que l’acte dépassait cet objet ou qu’il ne pouvait l’ignorer compte tenu des circonstances, étant précisé que la seule publication des statuts ne suffit pas à constituer cette preuve (Cf art. L.223-18, L.225-35 et L.226-7 C.com). Pour pouvoir remettre en cause un acte excédant son objet social, la SARL ou la société par actions doit donc apporter la preuve de la mauvaise foi du tiers, en démontrant que celui-ci connaissait l’objet social et qu’il était en mesure d’apprécier son dépassement par l’acte du dirigeant. Dans les sociétés de personnes, en revanche, le gérant ne peut engager la société que par des actes qui entrent dans l’objet social (art. L.221-5 C.com et art. 1849 C.civ). Dans ces sociétés, la connaissance par le tiers des contours de l’objet social est indifférente ; la société est recevable à demander la nullité des actes n’entrant pas dans son objet social, sans avoir à démontrer la mauvaise foi ou la négligence du tiers contractant.
A l’examen de la jurisprudence, on constate que les juges interprètent généralement l’objet social dans le sens le plus favorable aux tiers et donc à la sécurité des contrats conclus avec une société. Cette approche est légitimée par l’insertion fréquente dans les statuts de «clauses-balai» étendant l’objet social à toute opération pouvant se rattacher directement ou indirectement à l’objet social précité et à tous objets similaires ou connexes ou susceptibles d’en favoriser la réalisation.
1.2.Les autres clauses statutaires limitant les pouvoirs du dirigeant
Quelle que soit la forme sociale, la loi dispose que les clauses statutaires limitant les pouvoirs du dirigeant sont inopposables aux tiers. Ce principe est appliqué strictement par les juges, peu important que les tiers aient eu ou non connaissance de la clause statutaire concernée. Ainsi, par exemple, une SARL n’a pas été admise à demander que soit rendue opposable à sa banque la clause statutaire qui imposait au gérant d’obtenir l’autorisation des associés avant de signer un acte de prêt au nom de la société et, ce, quand bien même la banque avait eu communication des statuts (Cass. com. 2 juin 1992, n°90-18313).
A l’inverse, il a été jugé que les tiers pouvaient invoquer une clause limitant les pouvoirs du représentant légal d’une société anonyme pour justifier du défaut de pouvoir de celui-ci d’exercer une action en justice au nom de la société (Cass. civ. 2e, 23 OCt. 1985, n°83-12007).
De même, un salarié a été admis à se prévaloir d’une clause statutaire soumettant les licenciements à l’autorisation des associés, pour faire juger que l’inobservation de cette clause rendait son licenciement sans cause réelle et sérieuse (Cass. soc. I5fév.20l2,n°10-27.685). L’effet des limitations de pouvoirs statutaires vis-à-vis des tiers jouerait donc uniquement dans le sens le plus favorable à ces derniers puisqu’ils pourraient, s’ils y ont un intérêt, se prévaloir de ces clauses alors même que la société ne pourrait pas les leur opposer.
Les statuts peuvent cependant corriger cet écueil en interdisant expressément aux tiers de se prévaloir des limitations de pouvoirs qu’ils prévoient (Cass. com. 13 nov. 2013, n°12-25.675). Les sociétés auront donc tout intérêt à préciser dans leurs statuts que les limitations de pouvoirs du dirigeant sont prévues seulement à titre de règlement intérieur et que, par conséquent, elles ne peuvent être ni opposées aux tiers ni invoquées par eux.
Il. L’effet des pactes extra-statutaires
De la même manière que lorsqu’elles sont insérées dans les statuts, les limitations de pouvoirs prévues dans un pacte extra-statutaire ne peuvent pas être opposées aux tiers, en ce compris la société elle-même, si elle n’est pas partie au pacte. Ce principe découle de l’effet relatif des contrats prévu actuellement à l’article 1165 du Code civil et repris dans les termes suivants à compter du 1er octobre prochain à l’article 1199 du Code civil issu de la réforme du droit des contrats : «le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties. Les tiers ne peuvent ni demander l’exécution du contrat ni se voir contraints de l’exécuter (…)».
Un associé signataire d’un pacte ne peut donc pas obtenir la remise en cause d’un contrat conclu par la société en violation des limitations de pouvoirs que ce pacte prévoit, ni même engager la responsabilité de la société si elle n’est pas partie au pacte.
Se pose alors la question de savoir si un tiers ayant contracté avec la société, ou encore la société elle même si elle n’est pas partie au pacte, pourrait se prévaloir de celui-ci pour remettre en cause un acte conclu en violation des limitations de pouvoirs qu’il prévoit.
Par un arrêt de principe du 6 octobre 2006 (n°05-13.255), l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a admis qu’un tiers à un contrat puisse invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. Cette jurisprudence consacre une action de nature exclusivement indemnitaire et ne devrait pas permettre à un tiers au contrat d’obtenir l’annulation d’un acte passé en violation de celui-ci.
Toutefois, dans un arrêt du 18 mars 2009 (n°07-45212) la chambre sociale de la Cour de cassation est allée plus loin en jugeant que le non-respect d’un pacte d’actionnaires prévoyant que le licenciement de certains salariés doit être autorisé par le conseil de surveillance rend le licenciement desdits salariés sans cause réelle et sérieuse.
La portée de cet arrêt paraît tout de même assez relative, puisqu’il n’a pas été publié au bulletin. Notons par ailleurs que l’avant-projet de loi sur la réforme de la responsabilité civile publié par le Garde des Sceaux le 29 avril 2016 va plutôt dans le sens de la solution proposée par l’Assemblée plénière, dans un nouvel article 1234 du Code civil aux termes duquel «lorsque l’inexécution d’une obligation contractuelle est la cause directe d’un dommage subi par un tiers, celui-ci ne peut demander réparation au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle (…)». Attendons de voir si la consultation en cours sur cet avant-projet, puis les travaux parlementaires qui suivront consacreront cette solution dans la réforme annoncée de la responsabilité civile…
Auteur
Virginie Corbet-Picard, avocat en Coporate/Fusions & Acquistions
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