Pas d’indemnisation sans préjudice établi
8 juin 2016
Par une succession d’arrêts, la Cour de cassation impose qu’en matière indemnitaire soit systématiquement rapportée la preuve du préjudice subi par le salarié.
Elle abandonne de ce fait sa jurisprudence antérieure selon laquelle certains des manquements de l’employeur causaient «nécessairement» un préjudice pour le salarié, qui devait être indemnisé.
La reconnaissance d’un préjudice «présumé»
Si l’obtention de dommages-intérêts suppose en théorie que soient établis à la fois une faute et un préjudice entre lesquels existe un lien de causalité, la jurisprudence sociale s’était écartée de ce principe de droit de la responsabilité civile pour reconnaître dans pléthore d’hypothèses un préjudice «automatique».
La Cour de cassation considérait ainsi que certains manquements de l’employeur causaient «nécessairement» au salarié un préjudice qui devait être réparé, indépendamment de la preuve d’un dommage ou a minima d’une perte de chance.
Étaient ainsi systématiquement indemnisés la remise tardive des documents de fin de contrat1, le défaut d’organisation de visites médicales d’embauche ou périodiques2, la violation d’une procédure disciplinaire ou de licenciement3, l’omission d’une mention obligatoire sur le bulletin de paie4, l’absence d’information sur les critères d’ordre des licenciements5 ou la priorité de réembauchage6, ou encore le non-respect de la durée maximale de travail ou minimale de repos7.
Même symboliques, les condamnations prononcées jusqu’à présent n’en restaient pas moins systématiques mais surtout déconnectées de la réalité du préjudice subi. Elles suscitaient de surcroît des demandes pour le moins opportunistes devant les juridictions prud’homales.
Le virage civiliste de la Chambre sociale de la Cour de cassation
Dans l’affaire ayant donné lieu au premier arrêt, rendu le 13 avril 20168, un salarié saisit le Conseil de Prud’hommes aux fins d’obtenir sous astreinte ses bulletins de paie et son certificat de travail.
Ces derniers lui sont remis lors de l’audience de conciliation ; le salarié poursuit toutefois l’instance en demandant la condamnation de son ancien employeur en raison de leur délivrance tardive.
Débouté par le Conseil de Prud’hommes au motif qu’il ne rapporte pas la preuve de son préjudice, il forme un pourvoi contre cette décision au visa de l’article 1147 du Code civil9 soutenant que la remise tardive de ces documents lui cause «nécessairement» un préjudice qui doit être réparé sans qu’il ne soit tenu d’en prouver la réalité ou l’étendue.
Revenant nettement sur sa jurisprudence antérieure, la Cour de cassation juge que «l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond» et rejette le pourvoi : ayant constaté que «le salarié n’apportait aucun élément pour justifier le préjudice allégué», les juges du fond ont légalement justifié leur décision.
Ce faisant, la Cour de cassation abandonne la notion de préjudice «présumé» et revient à une application plus stricte des principes du droit de la responsabilité civile.
Un revirement confirmé par deux décisions successives
Dans un souci manifeste d’ancrer sa nouvelle jurisprudence, la Cour de cassation n’a pas tardé à en faire deux nouvelles applications.
Dans un premier arrêt du 17 mai 201610, elle rejette le pourvoi d’une salariée déboutée par les juges du fond de sa demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant selon elle du défaut d’information sur la convention collective applicable.
Dans un second arrêt du 25 mai 201611, elle rejette le pourvoi formé par un salarié réclamant l’indemnisation du préjudice résultant selon lui de l’illicéité de la clause de non-concurrence stipulée dans son contrat de travail, dont il n’avait en réalité pas souffert puisqu’il avait exercé après la rupture de son contrat de travail l’activité interdite par la clause.
On peut anticiper une extension de cette position à toutes les situations dans lesquelles était jusqu’à présent présumé un préjudice pour le salarié.
Il appartiendra désormais à ce dernier de rapporter la preuve d’un préjudice réel ou a minima d’une perte de chance, ce qui sera relativement aisé dans nombre de cas.
Notes
1 Cass. Soc. 19 mai 1998, n°09-43.005
2 Cass. Soc. 5 octobre 2010, n°09-40.913
3 Cass. Soc. 18 novembre 2009, n°08-41.243
4 Cass. Soc. 19 mai 2004, n°02-44.671
5 Cass. Soc. 24 juin 2003, n°04-42.932
6 Cass. Soc. 16 décembre 1997, n°96-44.294
7 Cass. Soc. 23 mai 2013, n°12-13.015
8 Cass. Soc. 13 avril 2016, n°14-28.293
9 Article 1147 du Code civil, qui deviendra l’article 1231-1 du Code civil le 1er octobre 2016
10 Cass. Soc. 17 mai 2016, n°14-21.872
11 Cass. Soc. 25 mai 2016, n°14-20.578
Auteurs
Xavier Cambier, avocat en droit social
Marie Sevrin, avocat en droit social
Pas d’indemnisation sans préjudice établi – Article paru dans Les Echos Business le 8 juin 2016
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