Les manquements anciens de l’employeur ne justifient pas la rupture à ses torts
1 juin 2016
Seuls les manquements d’une gravité telle qu’ils rendent impossible la poursuite du contrat de travail justifient la prise d’acte ou la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur.
La jurisprudence admet de longue date qu’en cas de manquements de l’employeur, la rupture du contrat de travail puisse lui être imputée alors qu’il n’en a pas pris l’initiative, dans le cadre soit de la prise d’acte, soit de la résiliation judiciaire.
En cas de prise d’acte par le salarié de la rupture de son contrat de travail, la rupture est immédiate et le salarié demande a posteriori aux tribunaux qu’ils se prononcent sur l’imputabilité de la rupture : si la prise d’acte est justifiée, elle produira les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse ; si elle ne l’est pas, elle s’analysera en une démission.
Différente de la prise d’acte, la résiliation judiciaire consiste pour le salarié à demander au juge prud’homal de prononcer la rupture du contrat de travail encore en cours. S’il estime que l’employeur a gravement manqué à ses obligations, le juge prononcera la rupture à ses torts. Dans le cas contraire, il déboutera le salarié et ordonnera la poursuite des relations contractuelles.
Bien que ces deux modes de rupture soient très différents à de nombreux égards, tant procéduraux que psychologiques, ils se rejoignent dans l’appréciation de la gravité des manquements par les tribunaux pour prononcer la rupture aux torts de l’employeur.
Face au développement considérable de ces créations prétoriennes, dont la sanction est extrêmement sévère pour les employeurs, il est apparu nécessaire de poser certaines limites et de mieux encadrer l’usage de l’ «arme» judiciaire laissée aux salariés.
De même que n’importe quelle faute du salarié ne peut pas justifier son licenciement, tous les manquements de l’employeur ne peuvent pas justifier la rupture du contrat à ses torts.
Un rééquilibrage des modes de rupture aujourd’hui confirmé
Depuis des arrêts du 26 mars 2014, la Cour de cassation est revenue à une appréciation plus stricte des manquements de l’employeur pouvant justifier une prise d’acte ou une résiliation judiciaire, jurisprudence qu’elle réaffirme régulièrement depuis et en dernier lieu dans un arrêt du 13 avril 2016 (n°15-13.447).
Dans cette affaire, une salariée avait été embauchée à temps complet en 1989. A la suite d’une modification des horaires d’ouverture de l’établissement en 1991, elle avait été amenée à travailler à temps partiel, sans qu’un avenant à son contrat de travail n’ait pour autant été régularisé. Le contrat de travail s’était poursuivi dans ces conditions pendant plus de 20 ans, jusqu’à ce que, en 2012, la salariée prenne acte de la rupture de son contrat de travail.
Dans l’arrêt du 13 avril 2016, la Cour de cassation a approuvé la Cour d’appel d’avoir considéré que la prise d’acte devait produire les effets d’une démission, au motif que si l’employeur avait bel et bien commis un manquement en imposant à la salariée une modification unilatérale du contrat de travail le 21 juillet 1991, le manquement était ancien, ce dont il résultait «qu’il n’avait pas empêché la poursuite du contrat de travail».
La Cour de cassation réaffirme ainsi que, même lorsqu’ils sont établis, tous les manquements de l’employeur ne sont pas suffisamment graves pour justifier une rupture à ses torts.
La modification unilatérale du contrat de travail, même avec des incidences non négligeables, ne justifie pas en soi une prise d’acte
Dans cet arrêt, la Haute juridiction rappelle tout d’abord qu’une modification unilatérale du contrat de travail, toute constitutive d’un manquement qu’elle soit, n’est pas en soi un manquement justifiant la rupture du contrat de travail aux torts de l’employeur.
Cette décision vient confirmer celles, très commentées, rendues le 12 juin 2014, dans lesquelles la Cour de cassation avait déjà considéré que la modification unilatérale du contrat ne justifiait pas nécessairement la résiliation judiciaire dès lors qu’elle «n’avait pas exercé d’influence défavorable sur le montant de la rémunération perçue par le salarié pendant plusieurs années» (n°13-11.448), ou à tout le moins que «la créance de salaire résultant de la modification unilatérale du contrat de travail représentait une faible partie de la rémunération» (n°12-29.063).
La Haute juridiction semble même aller encore plus loin dans l’arrêt du 13 avril 2016, dans la mesure où le passage imposé d’un temps plein à un mi-temps a des conséquences plus que significatives sur la rémunération.
Toutefois, si un tel manquement n’a, au cas particulier, pas été considéré comme suffisamment grave pour justifier la prise d’acte de la rupture, c’est surtout en raison de son ancienneté.
Un manquement toléré sur une longue période est (généralement) de nature à disqualifier sa gravité
La gravité du manquement reproché s’apprécie, non pas dans l’absolu, mais concrètement, au regard de son impact sur la poursuite du contrat de travail.
La Cour de cassation le rappelle encore dans l’arrêt d’avril 2016 : «la prise d’acte permet au salarié de rompre le contrat de travail en cas de manquement suffisamment grave de l’employeur empêchant la poursuite du contrat de travail».
Or, si un manquement est toléré pendant une période prolongée par le salarié, c’est manifestement qu’il n’a pas empêché la poursuite du contrat de travail. C’est le raisonnement parfaitement logique de la Cour de cassation.
Par cet arrêt, la Cour vient donc un peu plus confirmer sa position selon laquelle, plus les faits sont anciens, moins la rupture est justifiée (not. Cass. Soc. 26 mars 2014, n°12-23.634 ; Cass. Soc. 23 septembre 2014, n°13-19.900), et ce y compris lorsque les faits allégués relèvent de la discrimination syndicale (Cass. Soc. 15 avril 2015, n°13-24.333) ou du harcèlement (Cass. Soc. 19 novembre 2014, n°13-17.729).
Cette règle n’est toutefois pas absolue et trouve notamment sa limite lorsque le salarié a depuis lors fait l’objet d’un arrêt de travail prolongé (Cass. Soc. 11 décembre 2015, n°14-15.670).
En l’espèce, un salarié avait été arrêté pendant 18 mois à la suite et en conséquence des agissements répétés de harcèlement moral qu’il avait subis, avant de prendre acte de la rupture de son contrat de travail.
La solution apparaît parfaitement justifiée et cohérente dans la mesure où, bien que les faits soient anciens à la date de la prise d’acte, ils ont bel et bien empêché la poursuite de l’exécution normale du contrat, puisque celui-ci avait précisément été suspendu.
La Cour de cassation fait donc désormais preuve de pragmatisme et semble bien aujourd’hui ne plus autoriser le salarié à «appuyer sur la gâchette» qu’en cas de «légitime défense».
Auteurs
Raphaël Bordier, avocat associé, département droit social.
Aurore Friedlander, avocat, département droit social
Les manquements anciens de l’employeur ne justifient pas la rupture à ses torts – Article paru dans Les Echos Business le 1er juin 2016
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