Liberté d’expression et vie privée : le difficile équilibre débattu par la Cour de cassation et par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)
L’invocation croissante des droits fondamentaux dans les litiges a contribué au développement exponentiel des conflits sur l’opposition et l’articulation de ces droits. Parmi les contentieux, il est des sujets assez classiques tels que la confrontation entre la liberté d’expression reconnue par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et le droit au respect de la vie privée consacré par son article 8.
Pour la mise en balance de ces intérêts divergents, la Grande chambre de la CEDH a, par deux arrêts du 7 février 2012 (n°39954/08 et n°40660/08 et 60641/08), établi une grille de lecture au moyen de cinq critères : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, la forme et les répercussions de la publication et la gravité de la sanction imposée. Dans cet équilibre à trouver, « la Cour [EDH] considère que l’élément déterminant […] doit résider dans la contribution que les photos et articles publiés apportent au débat d’intérêt général » (CEDH, 24 juin 2004, n°59320/00, point 76).
Deux arrêts récents ont ainsi été rendus en faveur de la protection de la vie privée des demandeurs après une appréciation minutieuse des intérêts en cause, l’un par la Cour de cassation, l’autre par la CEDH. L’examen de ces deux arrêts est l’occasion de constater que le sujet est encore très discuté et les frontières difficiles à délimiter. Entre liberté d’expression et vie privée, tout est question de proportionnalité… mais aussi de point de vue. Si la conception des deux juridictions suprêmes converge effectivement, elles ne sont pas encore tout à fait à l’unisson sur le sujet.
Dans la première affaire, une émission turque présentait un reportage sur les activités de prosélytisme religieux exercées en Turquie. A cette occasion, des images filmées en caméra cachée retransmettaient une réunion privée à l’occasion de laquelle un homme, apparaissant non flouté, faisait l’apologie du christianisme. L’homme en question, un ressortissant australien, avait par la suite fait l’objet d’une action publique du parquet turc pour insulte envers Dieu et l’Islam. Innocenté par un tribunal correctionnel sur ce point, il demanda réparation du préjudice subi du fait de la diffusion de ce programme et notamment de son image. Après un long parcours judiciaire, la Cour de cassation turque avait finalement débouté le requérant de ses demandes au nom de « l’intérêt général important dans la diffusion du reportage en cause« . Saisie à son tour du litige, la CEDH s’est prononcée le 13 octobre dernier (CEDH, 13 octobre 2015, n°37428/06). Estimant que le juste équilibre entre les intérêts en présence n’avait pas été établi, elle a condamné l’Etat turc pour violation de l’article 8. En l’espèce, la critique de la Cour s’est cristallisée sur l’absence de prise de précaution à l’égard de l’image de requérant, dont la diffusion en version non floutée n’était d’aucun intérêt dans le débat. Un peu plus tôt dans l’année, le 24 février 2015, elle avait déjà eu l’occasion de se prononcer dans le cadre d’un reportage constitué de séquences tournées en caméra cachée et diffusant une image péjorative de la personne, ici un courtier en assurance (CEDH, 24 février 2015, n°21830/09). La pixellisation du visage de l’homme interviewé fut alors déterminante dans l’appréciation de l’atteinte portée à la vie privée permettant de conclure que celle-ci n’était pas d’une « gravité telle […] qu’elle doive occulter l’intérêt public à l’information » (point 66).
Dans la seconde affaire, un programme de télévision diffusé sur Arte retraçait une enquête policière autour d’un médecin légiste soupçonné de la mort de sa femme. Ce programme était composé d’un téléfilm diffusé à la télévision et de vidéos diffusées sur Internet reconstituant jour par jour le procès et invitant les internautes à donner leur avis sur l’innocence ou non de l’accusé au fur et à mesure du déroulé de la procédure. En l’espèce, un homme ayant été mis en examen puis acquitté pour des faits similaires, s’était reconnu dans ce programme et réclamait la cessation immédiate de sa diffusion ainsi qu’une indemnisation du préjudice subi du fait de l’atteinte à sa vie privée. La Cour de cassation, saisie de la question par les sociétés de production à la suite d’un référé ordonnant la cessation sans délai de la diffusion du programme a, en l’espèce, insisté sur la nature d’ »œuvre de fiction » du programme proposé, en prenant soin de le distinguer du documentaire ou de l’article d’information, avant de conclure que cette création audiovisuelle portait atteinte au respect de la vie privée (Cass. 1re civ., 30 septembre 2015, n°14-16.273). Elle souligne notamment que les éléments de fiction apportent des différences qui « restent minimes, et en tout cas insuffisantes pour éviter toute confusion ». Les réactions des internautes appelés à se prononcer dans le cadre de la diffusion de ce feuilleton montraient en effet que beaucoup avaient établi un parallèle entre le fait divers réel et l’enquête fictionnelle. L’émission était donc trop fictionnelle pour être un documentaire et trop proche des faits réels pour être une véritable Å“uvre de fiction. Ainsi, la personne, relaxée entretemps, ne pouvait que pâtir dans sa vie privée d’être, à nouveau, jugée par le grand public. Cet arrêt rappelle la ligne de jurisprudence adoptée par la première chambre civile de la Cour de cassation le 9 juillet 2003, considérant que « le respect de la vie privée s’impos[e] avec davantage de force à l’auteur d’une Å“uvre romanesque qu’à un journaliste remplissant sa mission d’information » (Cass. 1re civ., 9 juillet 2003, n°00-20.289).
Cette volonté marquée de la Cour de cassation de protéger les droits d’autrui au détriment de la liberté d’expression ne recueille que rarement les faveurs de la CEDH. Pas plus tard que le 15 novembre dernier, alors que la Cour de cassation avait condamné la société Hachette Filipacchi Associés, éditrice du journal Paris Match, à la suite d’une publication sur le fils caché d’Albert de Monaco, les juges strasbourgeois réunis en Grande chambre ont donné tort à la France (CEDH, Gr. ch., 10 novembre 2015, n°40454/07). Malgré les remarques virulentes du français vis-à -vis de la « conception singulièrement extensive de la notion de débat d’intérêt général » qui risque de vider de toute substance le droit au respect de la vie privée des personnes publiques (point 66 de l’arrêt), la Cour de Strasbourg a considéré que les juridictions internes n’avaient pas établi une juste balance entre les droits concurrents, en considérant que l’enfant illégitime ne pouvant prétendre au trône, la révélation de son existence n’était pas susceptible de contribuer à un débat d’intérêt général. L’équilibre reste encore fragile…
Auteurs
Prudence Cadio, avocat en droit de la Propriété Intellectuelle et des Nouvelles Technologies.
Sarah Dubot, juriste au sein du Département droit des affaires, en charge du knowledge management