Aides d’Etat et Prix de transfert : Les accords préalables sur les prix dans le collimateur de la Commission Européenne
La Commission Européenne expérimente un nouveau moyen pour lutter contre la concurrence fiscale dommageable : les dérogations fiscales accordées par les Etats Membres pourraient être vidées de leur substance.
En France, les contribuables bénéficient d’une garantie de non-rehaussement d’impositions lorsque l’administration conclut avec eux un accord préalable portant sur la méthode de détermination des prix de transfert1 (APP). On pourrait donc s’attendre à ce qu’au moins sur le territoire français, les APP tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.
Toutefois, en 2014, la Commission Européenne a ouvert plusieurs enquêtes approfondies visant les décisions des autorités fiscales de certains Etats Membres en ce qui concerne l’impôt sur les sociétés à payer par Apple2 (Irlande), Starbucks3 (Pays-Bas), Fiat Finance and Trade4 (Luxembourg) et Amazon5 (Luxembourg) afin d’examiner s’ils constituent une aide d’Etat en faveur du contribuable concerné. Plus récemment, le 8 juin dernier, la Commission européenne a demandé à 15 États membres (dont la France) de lui communiquer de nombreux rescrits fiscaux, dans le cadre de l’analyse des aides d’Etat.
Que relève la Commission Européenne dans les rescrits fiscaux examinés ?
Sommairement, une aide d’Etat est caractérisée lorsqu’une mesure prise et financée par un Etat confère un avantage sélectif à une entreprise ou à un groupe d’entreprises susceptible d’avoir une incidence sur les échanges et sur la concurrence au sein de l’Union Européenne (UE). En vertu du droit de l’UE, les aides accordées par les États peuvent être incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres (Article 107 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE). A cet égard, en 1998, la Commission avait publié une communication aux termes de laquelle elle indiquait qu’un rescrit pouvait être considéré comme une aide d’Etat, notamment si ce rescrit «s’écarte des règles fiscales généralement applicables pour favoriser des entreprises individuelles»6.
S’agissant des décisions actuellement à l’examen, la Commission Européenne doit donc prouver que les rescrits fiscaux attribués en matière de prix de transfert ont visé à octroyer aux contribuables concernés des avantages dérogatoires du droit commun. En pratique, la Commission Européenne semble faire l’impasse sur une analyse du droit commun des Etats concernés. Selon elle, les APP ne doivent pas s’écarter de l’accord ou de la rémunération qu’un opérateur indépendant prudent aurait accepté(e) dans les conditions normales du marché7. Ainsi, elle fait directement référence aux méthodes prévues par les principes OCDE8 pour examiner la pertinence des APP conclus, quand bien même ces principes ne sont pas d’application directe dans les Etats membres de l’OCDE.
Or, la fixation des prix de transfert n’est pas une science exacte et nécessite une appréciation de la part de l’administration fiscale comme du contribuable des circonstances donnant lieu à la conclusion de l’APP. A cet égard, la Commission soulève que la communication de certains rescrits n’a pas été accompagnée d’un dossier suffisamment convaincant et que l’analyse donnant lieu à la décision n’a pas été mise à jour pendant une période relativement longue, en l’espèce 10 ans (cf. Décision Amazon). Quand elle dispose d’informations, la Commission procède à une analyse détaillée d’un point de vue fonctionnel et économique. Ainsi, la Commission remet en cause la caractérisation fonctionnelle des sociétés locales et le calcul de la marge à appliquer sur les coûts encourus par ces sociétés pour définir leur rémunération (cf. Décisions Apple et Starbucks), notamment lorsqu’une marge en valeur absolue semble visée par l’accord afin de sécuriser une base d’imposition locale, indépendamment de l’évolution éventuelle de l’activité (cf Décisions Apple et FFT).
Quelles conséquences potentielles pour les entreprises concernées par les décisions examinées ?
La réglementation des aides d’Etat vise en priorité les Etats membres. Toutefois, si l’aide d’Etat est caractérisée et n’a pas fait l’objet d’une notification à la Commission Européenne, il peut être exigé de l’Etat membre défaillant de récupérer auprès du bénéficiaire le montant de l’aide accordée, assortie d’intérêts de retard. Le délai de prescription prévu en la matière est de dix ans, ce qui peut donner lieu à réclamation de sommes significatives. Pourtant, ce risque n’est pas anticipé par les entreprises, qui n’ont pas eu conscience de bénéficier d’une aide d’Etat. En l’espèce, une difficulté particulière pourrait se poser puisqu’il ne sera pas aisé de déterminer le montant de l’aide éventuellement accordée. En effet, il s’agirait alors de faire référence à l’impôt qui aurait été dû par les entreprises concernées, dans les conditions de droit commun. Or, ainsi que nous l’avons rappelé ci-dessus, l’identification des conditions de droit commun n’est pas une science exacte.
Ensuite, les possibilités ouvertes à l’entreprise concernée de contester la récupération de l’aide d’Etat litigieuse consistent principalement à (i) remettre en cause le bien-fondé même de la décision de la Commission dans le cadre d’un recours de droit interne contre le titre exécutoire ou à (ii) engager la responsabilité de l’Etat lui-même. Sur ce dernier point toutefois, l’entreprise concernée ne peut pas prétendre à la compensation des sommes que le gouvernement lui a demandé de reverser, sauf à se prévaloir de circonstances exceptionnelles9. En effet, dans le cas inverse, le mécanisme serait alors privé de tout effet utile.
Enfin, d’un point de vue fiscal international, on pourrait espérer que le mécanisme de remboursement de l’aide ne prive pas les contribuables du bénéfice des conventions fiscales permettant l’élimination de la double imposition. Si tel n’est pas le cas, en pratique, les contribuables seraient alors soumis à une double imposition économique, ce qui se révèlerait particulièrement coûteux.
Ainsi, sauf à ce que, au nom du principe de confiance légitime, la Commission n’exige pas de l’Etat membre concerné la récupération de l’aide litigieuse, ce sont donc bien les entreprises qui supportent ultimement les conséquences financières de la décision.
Quelles conséquences potentielles sur la pratique des APP ?
En ciblant les rescrits fiscaux, la Commission cherche à vider de sa substance l’optimisation fiscale elle-même. Toutefois, la pratique française des APP ne consiste pas à accorder des avantages dérogatoires du droit commun aux entreprises concernées. Ainsi, comme le rappelle la doctrine administrative française10 : «l’objectif de la procédure d’accord préalable est de constituer un instrument de sécurité juridique ». L’APP, même unilatéral11, est conclu dans une démarche de sécurisation de l’environnement des entreprises multinationales.
Du point de vue européen, dès 2001, l’objectif de la Commission12 a aussi été d’«encourager les Etats membres à introduire ou à renforcer les programmes bilatéraux ou multilatéraux prévoyant des accords de prix de transfert» afin de «renforcer l’efficacité du marché intérieur grâce à la suppression des entraves fiscales internes». En 2007, la Commission Européenne a encore souligné que la conclusion d’APP13 «simplifiera ou évitera les longues et coûteuses vérifications fiscales des transactions figurant dans l’APP » et «devrait permettre à toutes les parties signataires d’un APP de réaliser des économies». Encore aujourd’hui, la sécurité juridique est recherchée par les entreprises multinationales, et ce d’autant plus dans le cadre de la mise en œuvre au niveau international du plan d’action anti – Base Erosion and Profit Shifting («BEPS»), qui donne lieu à de nombreux débats théoriques.
Dans ces circonstances, la démarche de la Commission Européenne crée un climat pour le moins ambigu. En effet, elle semble remettre en cause les APP d’un point de vue général, comme en atteste la demande récente d’informations formulée à l’encontre de 15 Etats Membres et la directive encore à l’étude relative à la communication automatique des rescrits fiscaux14. Pourtant, compte tenu des objectifs affichés par la Commission et rappelés ci-dessus, on pourrait espérer que la Commission ne vise par ce biais qu’à lutter contre certaines pratiques déviantes, qui seules constituent une concurrence fiscale dommageable.
Notes
1 Application combinée des articles L80 A et L80 B 7° du Livre des Procédures Fiscales.
2 SA.38373 – Décision C(2014) 3606 final.
3 SA.38374 – Décision C(2014) 3626 final.
4 SA.38375 – Décision C(2014) 3627 final.
5 SA.38944 – Décision C(2014) 7156 final.
6 Communication de la Commission du 10 décembre 1998 (98/C 384/03), notamment paragraphe 22.
7 Décision 2003/755/CE de la Commission du 17 février 2003 concernant l’aide d’État C 15/2002, Centres de coordination établis en Belgique (JO L 282 du 30.10.2003, p. 25, considérant 95).
8 Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales.
9 Cf. CAA Paris 23 janvier 2006, N° 04PA01092, Société Groupe Salmon Arc-en-ciel et CJCE, 12 février 2008, CELF, C-199/06
10 BOI-SJ-RES-20-10, n°1.
11 BOI-SJ-RES-20-20, n°1.
12 Cf. Communication de la Commission du 23 octobre 2001, COM(2001) 582 final.
13 Cf. Communication de la Commission du 26 février 2007, COM(2007) 71 final.
14 «La transparence sur les rescrits fiscaux, Une nouvelle étape dans le plan européen de lutte contre l’évasion fiscale des sociétés», Option finance du 20 avril 2015.
Auteurs
Bruno Gibert, avocat associé en fiscalité internationale, principalement dans le domaine des prix de transfert.
Félicie Bonnet, avocat en fiscalité internationale