Imputation des pertes étrangères : espoirs déçus…
Par une décision du 15 avril 2015 (n° 368135, société Agapes), le Conseil d’Etat vient de juger qu’une société mère intégrante française ne peut pas imputer sur le résultat fiscal d’ensemble du groupe intégré les pertes de ses filiales étrangères devenues inutilisables dans leur Etat de résidence, écartant l’exception dégagée par la Cour de Justice de l’Union européenne dans son arrêt Marks & Spencer du 13 décembre 2005. Quelle est la portée de cette décision ?
Contexte
La société française Agapes, spécialisée dans la restauration, avait réclamé à l’administration fiscale française l’imputation, sur le résultat du groupe fiscal intégré à la tête duquel elle se trouve, des pertes de sa filiale polonaise et de sa sous-filiale italienne détenues à plus de 95% qui n’étaient plus imputables sur les bénéfices de ces sociétés du fait de l’expiration du délai de report en avant des pertes fiscales dans leur Etat de résidence.
La société fondait son raisonnement sur l’arrêt Marks & Spencer de la Cour de justice de l’Union européenne du 13 décembre 2005 (C-446/03). Dans cette affaire, la Cour s’était prononcée sur le régime de dégrèvement de groupe britannique («group relief») qui permet aux sociétés d’un groupe de procéder entre elles à une compensation de leurs bénéfices et de leurs pertes par un transfert des pertes entre filiales mais exclut les filiales non résidentes. La Cour avait considéré qu’une telle exclusion, qui constituait une restriction à la liberté d’établissement, était justifiée au regard des objectifs suivants : la préservation de la répartition du pouvoir d’imposer entre les Etats membres, la prévention du risque de double emploi des pertes et la prévention du risque d’évasion fiscale. La cour avait néanmoins jugé qu’il était disproportionné au regard de ces objectifs d’exclure une telle possibilité pour la société mère résidente dans une situation dans laquelle, d’une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son Etat de résidence au titre de l’exercice fiscal concerné et des exercices antérieurs, et où, d’autre part, il n’existe pas de possibilité que ces pertes puissent être prises en compte dans son Etat de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci (solution dite «exception Marks & Spencer»).
A la lumière de cette jurisprudence, le droit français, qui n’autorise jamais une société mère française à imputer les pertes d’une filiale étrangère alors qu’il le permet pour une filiale française dans le cadre de l’intégration fiscale, apparaissait critiquable au regard du droit communautaire.
L’administration fiscale ayant rejeté la réclamation de la société Agapes, celle-ci avait porté le litige devant le Tribunal administratif de Montreuil qui a rejeté sa demande par un jugement du 14 octobre 2010 (n°0809608 et 0902754) au motif que les dispositions de l’article 223 A du code général des impôts régissant l’intégration fiscale, qui ne permettent pas de compenser les profits des suscitées membres résidentes avec les pertes subies par des filiales étrangères, étaient compatibles avec la liberté d’établissement.
La cour administrative d’appel de Versailles a confirmé le jugement du tribunal administratif dans un arrêt du 26 février 2013 (n°10VE04169) mais laissait néanmoins entendre que sa position aurait été différente si les filiales n’avaient plus été en mesure d’utiliser leurs pertes du fait de la cessation de leur activité.
La décision du Conseil d’Etat dans cette affaire était particulièrement attendue afin de connaître la portée de l’exception Marks & Spencer dans un contexte français. En effet, cette exception avait été confirmée par des arrêts ultérieurs de la Cour et plus récemment par l’arrêt Commission contre Royaume-Uni du 3 février 2015 (affaire C-172/13) commenté dans l’édition du 23 février 2015, alors même que son avocat général lui proposait de l’abandonner au vu de l’évolution de sa jurisprudence et notamment de l’arrêt X Holding BV C-337/08 rendu le 25 février 2010. Dans cette affaire néerlandaise, la Cour a permis aux Pays-Bas d’exclure intégralement et sans exception des filiales non-résidentes d’un régime d’imposition de groupe comportant notamment la prise en compte des pertes d’une filiale, dès lors que les bénéfices de la filiale non-résidente ne sont pas soumis à la loi fiscale des Pays-Bas ; la Cour avait notamment relevé que la société mère pouvant décider à son gré de constituer une entité fiscale avec sa filiale et de dissoudre cette entité d’une année à l’autre, la possibilité d’inclure dans l’entité fiscale unique une filiale non-résidente reviendrait à lui laisser la liberté de choisir le régime fiscal applicable aux pertes de cette filiale et le lieu de leur prise en compte. On pouvait donc penser que, même si l’arrêt X Holding BV ne contenait aucune réserve concernant les pertes définitives des filiales, l’arrêt Marks & Spencer restait l’arrêt pertinent dans une situation dans laquelle les pertes des filiales étaient devenues définitivement inutilisables dans leur Etat de résidence.
C’est néanmoins sur l’arrêt X Holding BV que s’est fondé le Conseil d’Etat pour juger qu’une société mère intégrante française ne peut pas imputer sur le résultat fiscal d’ensemble du groupe intégré les pertes de ses filiales étrangères à plus de 95% devenues inutilisables dans leur Etat de résidence.
2. Contenu et portée de la décision du Conseil d’Etat
Après avoir rappelé les dispositions du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatives à la liberté d’établissement, le Conseil d’Etat se réfère, dans le considérant 6 de sa décision, à l’arrêt X Holding BV précité de la Cour précité pour faire sienne sa conclusion selon laquelle la liberté d’établissement ne s’oppose pas à la législation d’un Etat membre qui ouvre la possibilité, pour une société mère, de constituer une entité fiscale unique avec ses filiales résidentes, mais fait obstacle à la constitution d’une entité fiscale unique avec une filiale non résidente, dès lors que les bénéfices de cette dernière ne sont pas soumis à la loi fiscale de cet Etat membre.
Le Conseil d’Etat juge ensuite, au considérant 7, qu’une société mère ne peut imputer les pertes subies par une filiale sur le résultat d’ensemble du groupe fiscal intégré qu’en application de dispositif d’intégration fiscale prévu à l’article 223 A et que le fait que seuls peuvent être membres du groupe les sociétés et établissements dont les résultats sont soumis à l’impôt sur les sociétés en France n’est pas incompatible avec la liberté d’établissement.
Le Conseil d’Etat n’émet aucune réserve concernant les pertes définitives des filiales étrangères. Il semble que le Conseil d’Etat ait considéré à cet égard que l’exception Marks & Spencer ne pouvait s’appliquer que dans le cas de régimes dans le cadre desquels il était possible de dissocier l’imposition des bénéfices et l’imputation des pertes, comme c’est le cas pour le « group relief » britannique, qui autorise les cessions intragroupes de pertes tout en imposant les bénéfices au niveau de chaque société, et ne procède à cet égard pas de la même logique que la «fiscal unity» néerlandaise ou l’intégration fiscale française qui aboutissent à l’imposition d’un résultat fiscal unique au niveau de la tête de groupe.
Dans la mesure où le Conseil d’Etat précise ensuite, dans le considérant 8 de sa décision, et comme l’avait fait la cour administrative d’appel de Versailles, qu’il n’incombe pas à l’Etat de résidence de la société mère d’assurer la neutralisation de la charge fiscale que la filiale supporte ou supportera du fait de la décision de son Etat membre de résidence de limiter le droit d’imputer les pertes subies, on aurait pu se demander s’il ne resterait pas un espoir de pouvoir se fonder sur l’exception Marks & Spencer dans l’hypothèse où les pertes seraient définitives du fait d’une cessation d’activité de la filiale étrangère. Cette précision du Conseil d’Etat est toutefois plus probablement liée au moyen qu’avait soulevé la société concernant l’arrêt de la cour ; il n’y aurait donc pas de contradiction.
Le Conseil d’Etat rejette donc le pourvoi de la société sans saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle.
Quoi que l’on puisse penser de cette décision, il ne fait en tous cas plus de doute que les pertes de filiales étrangères à plus de 95% définitivement inutilisables du fait de l’expiration du délai de report en avant des déficits en application de la législation de l’Etat de résidence de la filiale ne peuvent s’imputer sur le résultat du groupe intégré de la société mère intégrante française. On peut en outre craindre que la décision ait une portée plus large, notamment en cas de pertes devenues définitives du fait de la cessation d’activité de la filiale étrangère.
Auteur
Annabelle Bailleul-Mirabaud, avocat, spécialisée en fiscalité internationale
*Imputation des pertes étrangères : espoirs déçus…* – Article paru dans le magazine Option Finance le 11 mai 2015