Contentieux de l’évaluation immobilière – Les effets discordants de l’intervention des juges judiciaires et administratifs
ll n’est pas exceptionnel que des contentieux concomitants ou successifs naissent en matière de fiscalité immobilière, tout particulièrement lorsque l’administration fiscale cherche à remettre en cause la valorisation retenue par les parties dans le cadre de la mutation d’un immeuble. La recherche d’une solution globale ou cohérente ne constitue pas nécessairement la préoccupation principale de l’Administration ou du juge.
Qu’il s’agisse d’asseoir des droits d’enregistrement ou de remettre en cause la plus-value réalisée à l’occasion d’une mutation immobilière, l’administration fiscale est fréquemment amenée à contester la valorisation retenue par les parties. Une telle contestation peut porter sur une dissimulation d’une partie du prix, auquel cas la principale difficulté repose sur une question de preuve qui ne constitue pas l’objet de nos commentaires. Elle peut également porter sur la question de l’évaluation du bien. Dans ce cas, les règles fixées relativement au rehaussement de la valeur retenue et aux conséquences pouvant en être tirées pour la détermination des impositions exigibles varient selon la nature de ces imposi¬tions et peuvent parfois aboutir à des discordances voire à des contradictions.
Nous nous proposons de rappeler ci-après les divergences existant entre les règles de valorisation fixées par la Cour de cassation et celles fixées par le Conseil d’Etat, puis de souligner les principales difficultés susceptibles de naître au cours de la procédure de rectification et lors de l’intervention du juge de l’impôt. Nous préciserons que, dans l’ensemble, ces développements sont transposables aux sociétés dont l’actif est exclusivement, ou principalement constitué d’immeubles dès lors que la pratique conduit à valoriser les titres de telles sociétés en fonction de la valeur de leurs actifs sous réserve de corrections liées, notamment, à la trésorerie, aux dettes de la société et à la fiscalité latente. Nous rappellerons à titre liminaire que, dans les situations les plus fréquentes, les litiges portant sur la valorisation des biens immobiliers relèvent, pour chaque ordre de juridiction, de problématiques s’inscrivant dans des contextes bien différents.
Pour les litiges relevant de la compétence du juge judiciaire et ainsi, in fine, de la Cour de cassation, juridictions compétentes en matière de droits d’enregistrement (droits de mutation à titre onéreux ou à titre gratuit, ISF, etc.), c’est principalement l’article L. 17 du Livre des Procédures Fiscales (LPF) qui permet à l’administration fiscale de substituer à l’assiette déclarée par les parties la valeur vénale des biens soumis à imposition.
A l’inverse, le Conseil d’Etat et le juge administratif sont généralement amenés à trancher des litiges portant sur la valeur d’un actif à raison des conséquences fiscales d’opérations remises en cause sur le fondement de la théorie de l’acte anormal de gestion.
Les méthodes d’évaluation de la valeur de biens immobiliers
La Cour de cassation et le Conseil d’Etat s’accordent sur le principe selon lequel l’évaluation d’un bien, notamment d’un bien immobilier, doit être réalisée selon la méthode d’évaluation par comparaison mais y apportent des limites d’importances différentes.
Pour la Cour de cassation, l’Administration comme le juge, ne peuvent s’écarter de cette règle qu’après avoir constaté que toute comparaison avec d’autres biens s’avère impossible1, fût-ce par actualisation de la valeur des biens comparables retenus2.
Le Conseil d’Etat admet quant à lui avec moins de rigueur la référence aux caractéristiques propres des biens évalués, à une estimation du service des Domaines3 ou à un prix de revient actualisé et affecté d’un coefficient de vétusté4.
Dans les deux cas –et sous réserve de règles spécifiques applicables en particulier en matière d’impôts locaux– les parties peuvent appliquer, lorsqu’il leur est permis de recourir à des méthodes d’évaluation alternatives, une méthode d’évaluation par le revenu (capitalisation d’un revenu de référence), par réajustement d’une valeur antérieure, par application de barèmes profes-sionnels, voire à partir de données comptables de l’entreprise.
Par ailleurs, la Cour de cassation rejette catégoriquement toute référence à une comparaison avec une vente postérieure au fait générateur de l’impôt5, y compris lorsqu’elle porte sur le bien objet de l’évaluation en litige. Cette solution est au demeurant conforme à la doctrine de l’administration fiscale6, bien qu’elle ne lui soit néan-moins pas opposable s’agissant de procédure d’imposition et qu’elle soit souvent violée.
Le Conseil d’Etat, quant à lui, admet en revanche que l’Administration ou le juge puissent se fonder sur des mutations postérieures à la transaction en litige (voire au fait générateur de l’impôt), pour autant qu’ils ne traduisent pas une évolution résultant d’événements eux-mêmes postérieurs7.
On peut sans doute considérer que dans le cadre de rehaussements impliquant la démonstration du caractère intentionnel (établi ou présumé) d’une sous-évaluation, le juge a pu être amené à fixer à l’Administration des limites ainsi moins rigoureuses que celles posées par la Cour de cassation. Néanmoins, même la démonstration du caractère intentionnel devrait tout particulièrement, nous semble-t-il, conduire à écarter des références dont le contribuable ne pouvait pas, par construction, avoir connaissance à la date de réalisation de l’opération contestée.
Les conflits ou divergences susceptibles d’apparaître au cours de la procédure de rectification
Les droits d’enregistrement et l’imposition des bénéfices n’étant pas systématiquement contrôlés par les mêmes services, il n’est pas rarissime que deux services fassent valoir, pour un même bien, deux évaluations différentes. Lorsque les deux procédures ne sont pas concomitantes, le service en charge de la seconde procédure ne s’estime pas systématiquement tenu par la valorisation préalablement opposée, y compris lorsque le rehaussement correspondant a été accepté. Par ailleurs, et plus déroutant, dans l’hypothèse où les procédures de rectifications suivent leur cours selon un calendrier comparable, les services en charge de chacune d’elles ne sont pas tenus de rapprocher leurs positions.
Il peut même arriver que l’un des rehaussements soit abandonné et l’autre maintenu. Une telle situation peut se comprendre lorsque le rehaussement abandonné, en matière d’impôts directs, résulte de l’absence d’élément intentionnel. A l’inverse, l’abandon d’un rehaussement en matière de droits d’enregistrement implique de la part de l’administration fiscale, s’il n’est pas autrement motivé (par exemple par des considérations de procédure), une reconnaissance implicite du bien-fondé de la valorisation retenue par les parties. Il apparaît alors particulièrement contestable que les rehaussements notifiés en matière d’impôt sur les bénéfices puissent être maintenus au motif que le cédant serait toujours considéré comme ayant intentionnellement minoré la valorisation des biens considérés.
La difficulté est que les conditions dans lesquelles un service vérificateur peut être amené à renoncer à un redressement notifié ne permettent pas toujours de qualifier l’abandon du redressement comme une prise de position opposable au sens de l’article L. 80 B du LPF.
Les conflits ou divergences susceptibles d’apparaître au cours de la procédure juridictionnelle
Nous rappellerons tout d’abord que si la Cour de cassation impose à l’administration fiscale de faire valoir dès la proposition de rectification les éléments de comparaisons de nature à justifier l’évaluation qu’elle retient, le Conseil d’Etat admet pour sa part –sous réserve d’une motivation minimale de la proposition de rectification– que l’assiette de l’imposition supplémentaire soit fixée en considération d’éléments ultérieurement produits.
Au regard d’une motivation identique, la production initiale, par l’Administration, d’éléments de comparaisons non pertinents ou erronés8 pourrait ainsi entraîner l’annulation de la procédure au regard des droits d’enregistrement et la confirmation des rappels d’impôts au regard de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt sur les sociétés (en principe au regard d’éléments ultérieurement produits par l’Administration).
Nous ne pouvons par ailleurs que regretter que l’évaluation fixée par une décision définitive dans une première procédure ne s’impose pas pour la détermination de l’assiette imposable dans la seconde.
Si, sur le plan des principes, la première décision ne présente pas les caractéristiques de l’autorité de la chose jugée vis-à-vis du second litige, en raison d’un objet distinct si ce n’est d’une cause, l’identité de la problématique en débat, à savoir l’évaluation d’un même bien, devrait conduire, au moins en pratique et sauf circonstances exceptionnelles, à une identité de solution que nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux.
Notes
1. Cass. com., 10 mai 1988, Dalbos.
2. Cass. com., 15 juillet 1992, n°1325 D. Rhinn, RJF 4/91, n°532.
3. CE 13 novembre 1987, n°69967, RJF 1/88, n°102.
4. CE 18 mars 1985, n°36198, RJF 5/85, n° 681
5. Cass. com., 29 novembre 1994, n°2216 D, D. Jourdan-Barry, RJF 3/95, n°416.
6. Réponse Orvoën : Sénat 2 août 1973, p. 1184, n°12942.
7. CE 10 décembre 2010, n° 308050, SARL PRUNUS, RJF 2011, n°278.
8. Il n’est en effet pas exceptionnel que les caractéristiques des biens retenus comme comparables soient incorrectes, du fait d’erreurs matérielles dans leur intégration dans les bases de données auxquelles accède l’administration fiscale.
Auteurs
Richard Foissac, avocat associé spécialisé en fiscalité directe,
Pierre Carcelero, avocat en matière de fiscalité directe.
*Contentieux de l’évaluation immobilière – Les effets discordants de l’intervention des juges judiciaires et administratifs* – Article paru dans La Lettre de l’Immobilier, Option Finance le 16 mars 2015