Pertes des filiales étrangères et liberté d’établissement : un nouvel espoir pour les groupes français ?
L’arrêt « A Oy » rendu par la CJUE le 21 février 2013 contient d’utiles enseignements pour les groupes français détenant plus de 95% du capital de filiales déficitaires établies sur le territoire de l’Union européenne et désireux d’en obtenir l’imputation sur leurs bénéfices français.
La question préjudicielle soumise à la Cour ne concerne pas la législation française mais la législation finlandaise. Elle n’est pas non plus relative à un dispositif de même nature que l’intégration fiscale, mais à une hypothèse de fusion transfrontalière. Toutefois, le grief adressé avec succès à la loi finlandaise pourrait, par analogie de motifs, être transposé à l’intégration fiscale française. Qu’on en juge.
I. Une fusion transfrontalière plus mal traitée qu’une fusion interne
Une société finlandaise détient la totalité du capital d’une filiale suédoise déficitaire. A la suite de la cessation des activités de la filiale, la société mère envisage de procéder à une fusion et demande à l’administration finlandaise de lui confirmer qu’elle pourra bien imputer les pertes de sa filiale suédoise, conformément à ce que prévoit la loi fiscale finlandaise lorsque la filiale est finlandaise. Elle essuie cependant un refus. Elle conteste cette décision devant le juge finlandais qui, sur renvoi préjudiciel, demande à la CJUE si la liberté d’établissement protégée par le droit de l’Union européenne s’oppose à ce qu’une loi empêche le transfert des pertes d’une filiale absorbée dans le cas où celle-ci n’est pas résidente de l’Etat de la société absorbante mais d’un autre Etat membre de l’UE.
Pour répondre à cette question, la Cour constate tout d’abord que l’impossibilité pour une société mère résidente de Finlande de prendre en compte les pertes d’une filiale étrangère à l’occasion d’une fusion, alors qu’elle pourrait le faire si la filiale était établie en Finlande, constitue une restriction à la liberté d’établissement. Elle estime néanmoins qu’une telle restriction se justifie par plusieurs objectifs : la préservation de la répartition du pouvoir d’imposer entre les Etats membres, qui se trouverait atteinte si les sociétés avaient la faculté d’opter pour la prise en compte de leurs pertes dans l’Etat membre de leur établissement ou dans un autre Etat membre ; le risque de double emploi des pertes ; le risque d’évasion fiscale, qui est encouru dès lors que la possibilité d’un transfert transfrontalier des pertes pourrait encourager les groupes à organiser leurs restructurations en vue d’optimiser l’utilisation des pertes dans des Etats à fiscalité élevée. Ce sont ces éléments de justification qui, « pris ensemble », caractérisent les raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier une restriction à la liberté d’établissement.
L’essentiel de l’arrêt tient dans la troisième étape du raisonnement, à savoir la vérification de ce que la législation finlandaise ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs énoncés ci-dessus.
II. Une différence de traitement disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi
La Cour relève à cet égard que le fait d’accorder à la société mère la possibilité de prendre en compte les pertes de sa filiale non-résidente, dans le cadre d’une fusion transfrontière, n’est a priori pas de nature à permettre à la société mère de choisir librement d’une année à l’autre le régime fiscal applicable aux pertes de ses filiales. La Cour ajoute qu’en vertu de sa propre jurisprudence, une mesure restrictive telle que celle en cause dans l’affaire examinée va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’essentiel des objectifs poursuivis dans une situation où la filiale non-résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence.
Or, relève la Cour, il est permis de penser – même si le constat doit en être fait in concreto par le juge de renvoi – qu’une fois l’opération de fusion réalisée, et la filiale suédoise liquidée, la société mère finlandaise ne disposera plus de filiale ni d’établissement stable en Suède. Ainsi, ni l’une ni l’autre des deux sociétés parties à la fusion ne sembleraient avoir la possibilité de faire valoir, en Suède, après la fusion, les pertes de la filiale subies dans cet État membre avant cette opération. La Cour en déduit que, si ces circonstances se vérifient effectivement, il serait contraire au principe de liberté d’établissement d’exclure la possibilité pour la société mère de déduire de son revenu imposable dans son Etat de résidence les pertes subies par sa filiale non-résidente dans le cadre de l’opération de fusion.
Concluant ainsi à l’imputabilité sous condition des pertes suédoises sur les bénéfices de l’absorbante finlandaise, la Cour est appelée à se prononcer sur la loi applicable au calcul des pertes de la filiale suédoise. Elle estime sur ce point que la liberté d’établissement n’implique pas, par principe, l’application d’une loi déterminée aux calculs des pertes de la filiale absorbée reprises par la société mère. Toutefois, selon la Cour, le droit de l’Union s’oppose à ce que ces modalités de calcul soient de nature à constituer une entrave à la liberté d’établissement. Il en résulte que, en principe, ce calcul ne doit pas aboutir à une inégalité de traitement avec le calcul qui aurait été opéré, dans le même cas de figure, pour la reprise des pertes d’une filiale résidente.
III. La résurrection de la jurisprudence « Marks & Spencer »
Pour saisir toute la portée de cet arrêt, il est utile de souligner que son analyse reproduit exactement les étapes du raisonnement dégagées par la Cour dans l’arrêt « Marks & Spencer » du 13 décembre 2005 (C-446/03) auquel il est explicitement fait référence dans l’arrêt. Ce constat présente deux intérêts majeurs. Premièrement, il démontre que l’arrêt « A Oy » a une portée qui dépasse le cadre des fusions transfrontalières et s’étend à la consolidation entre profits et pertes des entités d’un même groupe ; rappelons que l’arrêt Marks & Spencer concernait le système britannique qui permettait à une filiale britannique, mais non à une filiale d’un autre Etat membre, de transférer ses pertes à sa société mère. Deuxièmement, la jurisprudence postérieure à l’arrêt « Marks & Spencer » paraissait avoir remis en cause le contrôle de proportionnalité que la Cour exerce sur une législation restrictive de la liberté d’établissement lorsque l’entrave est justifiée par la préservation de la répartition du pouvoir d’imposer entre Etats membres. C’est du moins ce qui semblait ressortir de l’arrêt « X Holding BV » du 25 février 2010 (C-377/08), et c’est d’ailleurs ainsi que l’interprétait l’avocat général Kokott dans ses conclusions sous la présente affaire. La Cour a pourtant opéré une clarification importante dans l’affaire « A Oy » : en refusant de suivre son avocat général, qui préconisait de ne pas appliquer le test de proportionnalité, elle indique qu’en matière de pertes transfrontalières, une société mère peut réclamer l’imputation des pertes dégagées par ses filiales étrangères lorsque deux conditions sont réunies : d’une part, ces filiales doivent être dans une situation comparable à des filiales résidentes dont les pertes sont, par hypothèse, imputables sur les profits de la société mère ; d’autre part, les pertes de ces filiales étrangères doivent être devenues inutilisables localement.
IV. Des opportunités contentieuses
Cet enseignement est de nature à inciter les groupes français qui s’estiment victimes des limitations territoriales de l’intégration fiscale à contester l’impossibilité d’imputer les pertes des filiales étrangères qu’ils détiennent dans des conditions comparables à leurs filiales françaises intégrées. L’arrêt « A Oy » fournit également un argument de poids contre la thèse défendue par l’administration française et validée par certains juges du fond (par ex. CAA Versailles, 26 févr. 2013, Société Agapes, n° 10VE04169), selon laquelle il conviendrait de distinguer entre pertes étrangères localement inutilisables en vertu de la loi fiscale (par exemple en raison de la péremption du droit au report en avant) et les pertes inutilisables en raison d’une liquidation qui, seules, donneraient droit à imputation sur les bénéfices de la société mère. Une telle distinction entre les raisons pour lesquelles les pertes sont inutilisables à l’étranger ne paraît pas conforme à la jurisprudence de la Cour, qui exige seulement que la filiale non résidente ait « épuisé les possibilités de prise en compte [de ses] pertes et qu’il n’existe pas de possibilités qu’elles puissent être prises en compte dans son Etat de résidence au titre d’exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers ».
A propos des auteurs
Daniel Gutmann, avocat associé responsable de la doctrine fiscale. Ce département a pour fonctions principales d’analyser les évolutions de la réglementation fiscale et de contribuer à l’élaboration des positions du cabinet sur les questions techniques les plus complexes. Il est en relation permanente avec l’administration fiscale, les autres autorités publiques françaises et européennes, les instances représentatives des entreprises et le milieu universitaire.
Jean-Philippe Bidegainberry, avocat associé. Spécialisé en fiscalité, il accompagne des groupes français et internationaux en matière fiscale : assistance en matière d’intégration fiscale (mise en place d’intégrations fiscales, élaboration des liasses d’intégration fiscale, suivi de la fiscalité latente, questions complexes), assistance dans le cadre de la gestion fiscale des groupes, assistance en matière de restructuration et de financement et assistance en matière de contrôles et de contentieux fiscaux.
Article paru dans la revue Option Finance du 15 avril 2013
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