Fiscalité numérique et établissement stable : les pistes de réforme de l’OCDE et de la Commission Européenne
La Commission européenne a publié le 28 mai dernier un rapport sur la fiscalité de l’économie numérique qui répond à des propositions avancées par l’OCDE au mois de mars. Ces propositions prêtent à discussion.
I. Position de la Commission Européenne sur les propositions de l’OCDE
L’Action 1 du plan dit «BEPS»1 de l’OCDE propose de «relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique».
Les règles d’établissement stable prévues dans les conventions fiscales bilatérales – inspirées des préconisations de l’OCDE – pourraient évoluer. Elles prévoient qu’une entreprise exerçant des activités dans plusieurs pays est imposable dans celui de son siège de direction effective, sauf si elle dispose d’un établissement stable dans un autre pays, au travers d’une présence physique : installation fixe d’affaires ou «agent» habilité à négocier des contrats en son nom.
1. Contexte
Faut-il revoir ces règles d’attribution des bénéfices (et des pertes), à présent que la technologie numérique a bouleversé les modèles économiques traditionnels, permettant d’exercer des activités à distance ? La question se pose de savoir si internet a vraiment introduit des bouleversements ou s’il s’agit d’une modalité supplémentaire de mise en œuvre des opérations commerciales. On doit donc se demander s’il faut introduire des propositions de modifications qui seraient, elles, bouleversantes, ou alors de simples adaptations. Lors de la conférence d’Ottawa en 1998 (et des discussions qui ont suivi), l’OCDE avait conclu que ce n’était pas nécessaire.
Parallèlement, de grands groupes de l’internet ont émergé depuis, payant trop peu d’impôt selon les administrations fiscales en quête de ressources budgétaires.
Si les conclusions de l’OCDE sont attendues pour septembre, deux propositions de modification ont déjà été faites dans un premier document publié en mars : la suppression ou l’ajustement de l’exception prévue pour les activités à caractère préparatoire ou auxiliaire, et la caractérisation d’un établissement stable sur le fondement de la «présence numérique significative».
2. Suppression des exceptions à l’établissement stable
Les installations fixes d’affaire par l’entremise desquelles sont exercées des activités de stockage, de livraison, et plus généralement des activités à caractère préparatoire auxiliaire, ne constituent pas, en droit fiscal conventionnel, un établissement stable. Cette règle épargne aux entreprises des coûts administratifs importants. Initialement, lors de la conférence d’Ottawa, l’OCDE avait pointé le faible montant d’impôt collecté par les administrations pour ces activités faiblement rentables.
La Commission européenne se range aux côtés de l’OCDE, estimant nécessaire de revoir le champ des activités à caractère préparatoire ou auxiliaire. En effet, le stockage et la livraison revêtent une importance considérable pour le commerce électronique, puisque le modèle économique est fondé sur la rapidité de la livraison, rendant nécessaire la disponibilité d’espaces de stockage près des consommateurs. Seules les entreprises vendant des biens physiques seraient concernées, exclusion faite de la vente de biens dématérialisés ainsi que les services payants fournis par internet, ne nécessitant pas un lieu de stockage et de livraison. Les entreprises de l’économie traditionnelle risquent d’être concernées.
3. Imposition de la présence numérique significative
La deuxième piste de l’OCDE est ambitieuse : elle propose d’identifier un établissement stable («ES») dans un pays dès lors qu’une entreprise y dispose d’une «présence numérique significative». Cette idée, dans le prolongement des projets d’ «établissements stable virtuels» envisagés auparavant, reste à préciser. Pour l’heure, l’OCDE explique qu’une entreprise serait réputée disposer d’une telle présence dès lors qu’un certain nombre de contrats de vente sont conclus à distance avec des consommateurs résidents d’un autre pays, que des paiements en ligne sont effectués depuis ce pays, et que des biens et services dématérialisés fournis par l’entreprise y sont consommés. L’autre possibilité serait d’identifier une présence numérique significative lorsqu’une entreprise exploite à grande échelle des données d’utilisateurs d’un pays.
La Commission européenne se prononce contre cette dernière possibilité, estimant ne pas avoir de justification suffisante pour imposer un bénéfice là où sont collectées des données utilisateurs. Cela pourrait remettre en cause un consensus, selon lequel les bénéfices sont réalisés où sont situés les facteurs de production. Selon cette approche de la «théorie de l’offre», le marché de consommation ne représente pas à lui seul un facteur contribuant à la réalisation du bénéfice permettant l’imposition des bénéfices dans le pays des consommateurs. L’autre approche, l’«offre-demande», considère que l’interaction entre offre et demande engendre des bénéfices, justifiant l’imposition d’une partie au moins des bénéfices dans le pays de consommation. Cette proposition ne s’appliquerait qu’aux entreprises exerçant leur activité sur internet.
Le concept de présence numérique significative pourrait aussi entrainer l’imposition d’activités ne dégageant pas directement de bénéfices. La publicité en ligne illustre ce problème : si l’exploitant du site internet réalise des bénéfices grâce aux visites des internautes, c’est avec un autre acteur, l’annonceur, qu’a lieu la transaction économique. Si une présence numérique significative suffisait à établir l’imposition dans un pays, les revenus publicitaires pourraient être imposés dans un autre pays que celui de l’exploitant ou de l’annonceur.
4. L’agent dépendant
Une autre piste est la révision du concept d’agent dépendant. Le but est d’éviter que les entreprises recourent au statut de commissionnaire pour éviter la qualification d’ES.
Cet aspect ne concerne pas seulement le numérique, l’OCDE et la Commission proposent de faire en sorte que les acteurs d’internet disposant d’une présence dans un pays ne puissent pas être exonérées si elles font appel à un commissionnaire ou en concluant des contrats par internet. Cette position a une large portée et méconnait les règles juridiques : elle concerne toutes formes de commerce électronique et la publicité en ligne.
II. Mise en œuvre de ces mesures
Le désaccord exprimé par la Commission sur l’imposition de la présence numérique significative ne va pas faciliter l’obtention d’un consensus. La quasi-totalité des commentateurs ayant réagi aux propositions de l’OCDE s’est d’ailleurs prononcée contre la suppression de l’exception des activités préparatoires ou auxiliaires et l’introduction de la présence numérique significative, considérant que ces propositions ne respectent pas les objectifs de neutralité, d’efficience, d’efficacité, et de prévisibilité établis par l’OCDE. Certains considèrent également que de telles modifications seraient difficiles à mettre en place.
1. Méthode d’imputation des bénéfices
Le premier obstacle est la méthode d’imputation des bénéfices des ES qui pourraient apparaitre. Si calculer les bénéfices d’un espace de stockage n’est pas compliqué (et en général faible), reconstituer les bénéfices réalisés par une entreprise à raison de sa présence numérique dans un pays est plus difficile et confuse. Un critère possible de répartition du bénéfice par pays serait le nombre d’internautes de chaque pays qui fréquentent le site internet. Les discussions restent ouvertes, l’OCDE ne s’est pas prononcée.
2. Mise en place de règles contraignantes
L’autre difficulté concerne la mise en place de règles contraignantes pour les pays puisque les règles d’ES sont définies et établies dans les conventions fiscales bilatérales. Il faudrait renégocier chaque convention. L’OCDE a anticipé cette question en prévoyant d’utiliser un «instrument multilatéral», pouvant prendre la forme d’une convention multilatérale, qui se substituerait aux conventions bilatérales sur certains aspects, les compléterait, ou encore en modifierait le contenu. Cette méthode est déjà utilisée avec la «MAC» (Convention multilatérale d’échange d’informations).
La mise en œuvre dépendra de la capacité des pays et d’autres acteurs, telle la Commission, à se mettre d’accord. Pour l’heure, les règles d’ES ne devraient pas connaitre de grands bouleversements, en raison de l’opposition de la Commission au concept de présence numérique significative. Les discussions pourraient alors déboucher sur un resserrement du champ des activités préparatoires ou auxiliaires, ainsi que sur une révision du statut d’agent dépendant.
Les propositions peuvent apparaitre comme des remèdes visant les effets et non les causes des questions délicates qu’elles soulèvent en droit. Comme si, pour résoudre des questions budgétaires ou si la difficulté d’introduire des réformes propres à chaque Etat, il était fait appel à la modification de règles juridiques, établies et fonctionnant en pratique, pour tenter d’introduire de nouvelles règles souffrant d’une approche purement juridique ou en les contournant grâce à des outils supranationaux.
Les administrations fiscales disposent déjà d’autres moyens d’action, tels les prix de transfert qui ont leurs limites, puisqu’ils fonctionnent si l’entreprise dispose d’une filiale ou d’un ES sur le territoire.
Note
1. En français, l’OCDE traduit l’acronyme de son plan «BEPS» par : «Érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices».
Auteurs
Pierre-Jean Douvier, avocat associé, département fiscalité internationale.
Juliana Benamran, avocat spécialisé en matière de fiscalité internationale.
Article paru dans le magazine Option Finance le 21 juillet 2014