Bénéficiaire effectif et convention fiscale : le Conseil d’Etat rend une décision de principe
Dans un arrêt du 20 mai dernier[1], le Conseil d’Etat se prononce pour la première fois sur le principe d’application de la convention fiscale liant la France à l’Etat du bénéficiaire effectif dès lors que celui-ci est clairement identifié.
Le contexte de l’arrêt
La société française Planet avait initialement conclu un contrat de distribution de programmes de fitness avec une société néo-zélandaise. Elle avait ensuite changé le circuit contractuel et signé un contrat de sous distribution des mêmes programmes avec une société belge puis avec une société maltaise. Les sommes payées par la société française (qui in fine ont été qualifiées de redevances) bénéficiaient ainsi d’une exonération de retenue à la source alors qu’elles auraient été soumises à une retenue à la source de 10 % en application de la convention fiscale franco néo-zélandaise.
L’administration fiscale a remis en cause la qualité de bénéficiaire effectif des sociétés belge et maltaise et a redressé la société Planet en appliquant d’office la convention fiscale franco néo- zélandaise, considérant que la société néo-zélandaise était le destinataire réel des sommes versées par la société Planet.
La Cour d’Appel de Marseille s’était essentiellement prononcée sur la qualification des sommes versées (redevances ou prestations de services) sans répondre aux arguments portant sur la pertinence de l’application de la convention fiscale néo-zélandaise.
La question posée au Conseil d’Etat
C’est justement la question qui est posée au Conseil d’Etat : dans le cas où il apparait que le bénéficiaire effectif est résident d’un autre Etat que celui du bénéficiaire apparent, doit on appliquer la convention entre la France et l’Etat de résidence du bénéficiaire effectif ?
Jusqu’à présent, le Conseil d’Etat avait eu à juger de cas où la qualité de bénéficiaire effectif était contestée par l’administration fiscale et conduisait à écarter le bénéfice de la convention fiscale avec l’Etat du bénéficiaire apparent. C’était également la plupart du temps la position de l’administration fiscale en cas de contrôle, notamment s’agissant des dividendes, les redressements aboutissant alors à l’application pure et simple de la retenue à la source de droit interne.
Dans le cas de la société Planet, l’administration fiscale ne s’est pas seulement contentée d’écarter les conventions fiscales avec la Belgique et Malte mais a au contraire spontanément fait application de la convention fiscale franco néo-zélandaise, considérant que la société néo-zélandaise était le bénéficiaire effectif des sommes payées par la société Planet.
La question de principe tranchée par le Conseil d’Etat est donc celle de savoir s’il est possible d’appliquer la convention fiscale avec l’Etat du bénéficiaire effectif en présence d’un paiement effectué à une entité qui n’est que le bénéficiaire apparent.
La réponse ne semblait pas évidente au vu du libellé de l’article 12 de la convention fiscale franco néo-zélandaise qui mentionne les redevances payées à un résident et la personne qui reçoit les redevances. Une interprétation littérale de cet article aurait sans doute conduit à considérer que l’article 12 ne pouvait pas s’appliquer, faute de démontrer que la société néo-zélandaise avait perçu les redevances.
Une interprétation large des conventions fiscales
Le Conseil d’Etat adopte une interprétation large de l’article 12 de la convention fiscale franco néo-zélandaise en jugeant qu’à la fois l’objet de l’article 12 et les commentaires de l’article 12 de la convention modèle OCDE conduisent à interpréter les dispositions de la convention fiscale franco néo-zélandaise comme étant applicables aux redevances de source française dont le bénéficiaire effectif est résident de Nouvelle Zélande, quand bien même elles auraient été versées à un intermédiaire établi dans un Etat tiers.
Concernant l’objet de la convention, les commentaires de l’OCDE sur l’article 12 expliquent que le terme « bénéficiaire effectif » doit être entendu dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de la Convention, notamment pour éviter la double imposition et prévenir l’évasion et la fraude fiscales. Même si la décision ne le précise pas, le Conseil d’Etat donne la priorité à l’élimination de la double imposition et n’évoque donc pas la lutte contre l’évasion fiscale alors que la notion de bénéficiaire effectif avait jusqu’à présent plutôt été considérée comme un élément autonome de l’arsenal anti-abus des conventions fiscales.
Alors que l’article 12 de la convention fiscale franco néo-zélandaise n’est pas rédigé dans les mêmes termes que la convention modèle OCDE, le Conseil d’Etat s’appuie sur les commentaires de la convention modèle, y compris ceux postérieurs à la convention, pour juger que rien n’empêche d’appliquer la convention fiscale avec l’Etat du bénéficiaire effectif identifié. Il faut noter que ces commentaires confirment en effet que le concept de bénéficiaire effectif vise non seulement à exclure du bénéfice de la convention fiscale les purs intermédiaires mais aussi à permettre aux « vrais bénéficiaires » de s’en prévaloir[2].
Au cas particulier, le bénéficiaire effectif avait été désigné par l’administration fiscale elle-même. Toutefois, le Conseil d’Etat censure l’arrêt de la Cour d’Appel de Marseille, la Cour ayant admis l’application de la convention fiscale franco néo-zélandaise sans avoir recherché si la société néo-zélandaise était bien le bénéficiaire effectif.
Le Conseil d’Etat affirme que si le bénéficiaire effectif est clairement identifié, la convention fiscale avec l’Etat de ce dernier doit s’appliquer
Le Conseil d’Etat valide donc, par principe, l’application de la convention fiscale liant la France à l’Etat du bénéficiaire effectif dès lors que celui-ci est clairement identifié. Ce principe s’applique tant du côté de l’administration fiscale que du côté du contribuable. Cette approche est valable à fortiori pour toutes les conventions fiscales rédigées selon le modèle OCDE et concerne également les dividendes et les intérêts puisque la notion de bénéficiaire effectif est également pertinente pour l’application des dispositions concernant ces revenus.
La rapporteure publique prend toutefois le soin de préciser, dans ses conclusions, qu’il n’existe pas d’obligation d’identifier systématiquement le bénéficiaire effectif lorsqu’il apparait que le bénéficiaire des sommes n’est pas le bénéficiaire effectif. Cette absence d’obligation avait déjà été évoquée par la Cour de Justice Européenne dans les arrêts « danois » de février 2019 (CJUE, 26 févr. 2019, C-115/16, C-118/16, C-119/16 et C-299/16) concernant l’interprétation de la notion de bénéficiaire effectif au sens de la directive européenne sur les intérêts et redevances (et qui d’ailleurs se référait largement aux commentaires OCDE jugés pertinents pour l’interprétation de la directive).
En pratique, l’administration fiscale aura donc rarement intérêt à désigner le bénéficiaire effectif puisque l’application d’une convention fiscale réduirait le montant du redressement établi sur la base du droit interne. Toutefois, dans le cas où elle dispose des éléments pour identifier le bénéficiaire effectif, par exemple parce qu’elle aura fait des demandes de renseignements aux Etats de résidence des sociétés impliquées, alors elle devra accepter désormais d’appliquer la convention fiscale avec l’Etat du bénéficiaire effectif au lieu de se contenter d’appliquer le droit interne français.
Ce sera donc le plus souvent au contribuable de demander l’application de la convention fiscale avec l’Etat du bénéficiaire effectif, soit dans le cadre du contrôle fiscal soit devant les juges, à charge pour lui de démontrer les éléments permettant de l’identifier.
La décision du Conseil d’Etat a une portée pratique importante : elle remet en cause la position de l’administration fiscale qui se contentait de refuser la qualité de bénéficiaire effectif et d’appliquer la retenue à la source de droit interne. Sur le fond, il restera tout de même à démontrer qui est le bénéficiaire effectif pour se prévaloir de l’application de la convention fiscale, ce qui peut s’avérer compliqué en pratique. C’est ce que devra faire la Cour d’Appel de Marseille à qui l’affaire a été renvoyée, à charge pour elle d’examiner les liens contractuels et financiers entre les sociétés belge, maltaise et néo-zélandaise.
Article paru dans Option Finance le 05/08/2022
[1] CE, 20 mai 2022, n° 444451, Société Planet.
[2] Paragraphe 4.6 du commentaire de l’article 12 modèle 2017.