Les heures supplémentaires : le salarié doit à présent se contenter de présenter au juge des éléments précis
14 mai 2020
Les heures supplémentaires, on le sait, donnent lieu à un contentieux fourni et abondant. En pratique, les litiges portant sur les heures supplémentaires sont plus particulièrement initiés par les cadres (travaillant ou non selon le régime du forfait jours, ou relevant ou non de la catégorie particulière des cadres dirigeants).
L’occasion peut être belle pour ces salariés, singulièrement lorsqu’ils se sont vus notifier leur licenciement, de remettre en cause leur qualité de cadres au forfait, ou leur statut de cadres dirigeants, aux seules fins de solliciter la condamnation de leur ancien employeur à de substantiels rappels d’heures supplémentaires.
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 18 mars 2020 (n°18-10919) conduit à se pencher sur le régime probatoire applicable auxdites heures supplémentaires. La Haute Cour, dans cette décision, a apporté un certain assouplissement, au profit des seuls salariés, aux principes clairs – et selon nous plus équilibrés – qu’elle avait pourtant définis jusqu’alors.
1. Les règles de preuves applicables aux heures supplémentaires, telles que prévues par le Code du travail
Le principe est simple : la preuve des heures supplémentaires ne repose exclusivement ni sur le salarié, ni sur l’employeur.
Chacune des parties au contrat de travail doit concourir à cette preuve, dans les conditions exposées à l’article L 3171-4 du Code du travail.
A – L’alinéa 1er de cet article expose qu’en « cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, l’employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié ».
A la lecture de ces dispositions il apparaît que le législateur a souhaité donner à l’employeur un rôle important dans la démonstration du temps de travail accompli par ses salariés.
Cet alinéa se situe dans la droite ligne, notamment :
-
- de l’article L 3171-2 du Code du travail précisant, en son alinéa 1er, que « lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, l’employeur établit les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés », étant précisé que l’alinéa 2 ajoute que le CSE peut consulter ces documents ;
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- de l’article L 3171-3 du même Code du travail qui précise que « l’employeur tient à la disposition de l’agent de contrôle de l’inspection du travail mentionné à l’article L 8112-1, les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié », étant là encore précisé que « la nature des documents et la durée pendant laquelle ils sont tenus à disposition sont déterminées par voie réglementaire », soit concrètement par l’article D 3171-16 dudit Code. L’employeur doit ainsi conserver :
-
- pendant une durée d’un an, y compris dans le cas d’horaires individualisés, ou pendant une durée équivalente à la période de référence en cas d’aménagement du temps de travail sur une période supérieure à l’année, les documents existant dans l’entreprise ou l’établissement permettant de comptabiliser les heures de travail accomplies par chaque salarié ;
-
- pendant une durée d’un an, le document récapitulant le nombre d’heures d’astreinte accomplies chaque mois par le salarié ainsi que la compensation correspondante ;
-
- pendant une durée de trois ans, les documents existants dans l’entreprise ou l’établissement permettant de comptabiliser le nombre de jours de travail accomplis par les salariés intéressés par des conventions de forfait.
Précisons également qu’en application du troisième alinéa de l’article L 3171-4 du Code du travail, « si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d’enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable ».
B – L’alinéa 2 de l’article L 3171-4 du Code du travail expose ensuite qu’au « vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l’appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles ».
En application de ces dispositions, le salarié doit donc, légalement, fournir au juge « des éléments », sans que le législateur n’en dresse la liste, ou n’en énonce le formalisme.
2. L’aménagement par la jurisprudence des règles de preuves applicables aux heures supplémentaires
En l’absence de dispositions claires et précises dans le Code du travail, c’est au juge qu’est revenu le soin de définir concrètement les règles probatoires applicables en ce domaine.
Dans une décision en date du 25 février 2004 (n°01-45441), la Cour de cassation a indiqué que si la preuve des heures de travail effectuées n’incombe spécialement à aucune des parties et que l’employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié, il appartient cependant à ce dernier de fournir préalablement au juge des éléments de nature à étayer sa demande.
En d’autres termes, c’est d’abord au salarié qu’il appartient de fournir au juge les éléments permettant d’étayer sa demande de rappel de salaire pour heures supplémentaires. L’employeur doit ensuite produire les éléments lui permettant de justifier les horaires effectivement accomplis par le salarié.
Ce qui signifie que si le salarié se prévaut de la réalisation d’heures supplémentaires sans produire aux débats la moindre pièce, ou en versant aux débats des pièces inexploitables dans leur contenu, l’employeur est dispensé de son obligation de transmettre au juge les éléments concernant la justification des horaires accomplis par l’intéressé.
Dans une décision en date du 24 novembre 2010 (n° 09-40.928), la Cour de cassation a posé une exigence supplémentaire pour le salarié. Elle a jugé en effet qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié d’étayer sa demande par la production d’éléments suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments.
En d’autres termes, les éléments produits aux débats par le salarié doivent être suffisamment précis pour démontrer les horaires réellement et effectivement accomplis.
Cette décision a été confirmée à plusieurs reprises depuis lors (en ce sens notamment Cass. soc., 28 novembre 2012, n°11-22385 ; Cass. soc., 15 janvier 2014, n°12-19472).
Dans une décision plus récente du 18 mars 2020 (n°18-10919), la Haute Cour, tirant les enseignements et les conclusions d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne en date du 14 mai 2019, est revenue sur le niveau d’exigence qu’elle avait imposé jusqu’alors au salarié.
Elle a rappelé, tout d’abord, les dispositions précitées des articles L 3171-2 et L 3171-3 du Code du travail concernant les obligations mises à la charge de l’employeur en matière de contrôle de la durée du travail de ses salariés.
Elle a ensuite rappelé les dispositions de l’article L 3171-4 du même Code du travail concernant les initiatives devant être prises par chaque partie devant le juge.
Elle en a enfin conclu qu’il résultait des dispositions de ces trois articles qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments.
Le juge (soit concrètement le Conseil de prud’hommes puis la Cour d’appel) doit alors former sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retiendrait l’existence d’heures supplémentaires, le juge doit évaluer souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixer les créances salariales s’y rapportant.
Comme elle le précise dans sa lettre n°4 des mois de mars/avril 2020, la Chambre sociale de la Cour de cassation, par cette décision, « décide, sans modifier l’ordre des étapes de la règle probatoire, puisque, conformément à l’article 6 du Code de procédure civile, tout demandeur en justice doit rapporter des éléments au soutien de ses prétentions, d’abandonner la notion d’étaiement, pouvant être source de confusion avec celle de preuve, en y substituant l’expression de présentation par le salarié d’éléments à l’appui de sa demande ». Elle poursuit dans sa lettre en indiquant : « la chambre sociale rappelle néanmoins que ces éléments doivent être suffisamment précis quant aux heures non rémunérées que le salarié prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments ».
Dans l’affaire ainsi tranchée, un salarié, relevant du statut cadre, a saisi le Conseil de prud’hommes de demandes tendant, notamment, à un rappel de salaire pour heures supplémentaires.
La Cour d’appel l’a débouté des demandes formulées à ce titre au motif, notamment :
-
- que les documents produits devant la Cour n’ont pas été établis au moment de la relation contractuelle dans la mesure où ils étaient différents de ceux produits devant le Conseil de prud’hommes à l’appui de la demande initiale ;
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- que l’employeur produisait en effet le décompte des heures supplémentaires présenté par le salarié devant les premiers juges duquel il ressortait de notables différences avec les tableaux produits en cause d’appel ;
-
- qu’il ressortait desdits tableaux des contradictions manifestes, le salarié ayant opéré devant la Cour d’appel des modifications pour tenter de corriger ses précédentes invraisemblances relevées alors à juste titre par l’employeur devant le Conseil de prud’hommes ;
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- que pas plus les notes de frais que les « exemples de billets de train » ou l’attestation de l’épouse du salarié émanant d’un proche et, comme telle, dépourvue de valeur probante, n’étaient de nature à étayer la demande du salarié.
La Cour d’appel en a dès lors déduit que les éléments ainsi présentés par le salarié n’étaient pas suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour étayer sa demande, et permettre à l’employeur de répondre, en fournissant ses propres éléments.
La Cour de cassation a censuré cette décision de la Cour d’appel, cette dernière ayant, selon la Haute Cour, fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié.
Cette décision laisse son lecteur sur sa fin et fait davantage reposer sur l’employeur qu’auparavant la charge de la preuve des heures de travail accomplies par le salarié, et par là même de l’absence d’accomplissement d’heures supplémentaires, dans un contexte où la tâche leur est déjà très ardue, en particulier dans l’hypothèse de la remise en cause par les cadres de leur forfait jours, et plus encore de leur statut de cadre dirigeant.
Dans ces hypothèses en effet, on sait que les salariés bénéficient d’une réelle indépendance et d’une grande autonomie dans la gestion de leur temps de travail, de telle sorte que l’employeur sera, dans la plupart des cas, dans l’impossibilité de produire aux débats le moindre document permettant de justifier, semaine par semaine, et pour chacune des trois années concernées par la prescription visée à l’article L 3245-1 du Code du travail, les heures de travail effectivement accomplies par le salarié.
Pour ce type de profils de salariés, qui sont souvent les mieux rémunérés au sein des entreprises, il suffira à ceux d’entre eux qui souhaitent porter un contentieux concernant leur temps de travail, d’établir un tableau en mentionnant – au besoin en s’éloignant (parfois significativement !) de la réalité – semaine civile par semaine civile, un volume important d’heures accomplies pour être assurés d’obtenir, devant les juridictions sociales, la condamnation de leurs employeurs à des montants pouvant être très significatifs.
Conscients de l’importance et de la portée que pourrait avoir l’arrêt de la Cour de cassation (rendu le 18 mars 2020), les employeurs se sont d’ailleurs mobilisés pour faire connaître leur point de vue, en intervenant volontairement (en vain) devant la Cour de cassation par l’intermédiaire du MEDEF et d’AVOSIAL.
Gageons que les juges du fond procèderont à un certain rééquilibrage entre le salarié et l’employeur en imposant au salarié une plus grande précision que dorénavant dans les informations transmises, concernant le nombre et la répartition sur la semaine (pour les trois années visées par la prescription) des heures de travail prétendument effectivement réalisées.
A minima, le salarié qui sollicite des heures supplémentaires devra verser aux débats un tableau clair contenant, semaine civile par semaine civile et pour chacune des journées travaillées, les heures d’embauchage et de débauchage. Il aura intérêt également à produire d’autres pièces telles que ses états de badgeage, des e-mails, des attestations d’autres salariés, ses agendas…
De son côté, l’employeur doit dès à présent, en premier lieu, sécuriser ses forfaits jours (pour qu’ils respectent pleinement les exigences posées par la Cour de cassation, à défaut de quoi les salariés pourraient prétendre que leur rémunération correspond à un horaire de 35 heures par semaine, ou de 151,67 heures par mois, et solliciter la rémunération majorées des heures de travail accomplies au-delà de cette durée légale) et s’assurer que les salariés qu’il considère comme relevant du statut de cadres dirigeants, remplissent l’ensemble des conditions posées par l’article L 3111-2 du Code du travail et par la jurisprudence.
Il s’agit là d’une impérieuse priorité économique pour les employeurs, tant les sommes susceptibles d’être réclamées en justice par ces salariés peuvent être très significatives (étant précisé qu’en sus du rappel de salaire pour heures supplémentaires, lesdits salariés pourraient présenter également d’autres demandes liées au non-respect des repos compensateurs, au non-respect du repos quotidien, au non-respect du repos hebdomadaire, à un éventuel travail dissimulé, etc.).
Il lui appartiendra ensuite de réfléchir à la meilleure manière de tracer (contradictoirement avec eux ?) les horaires de travail des salariés, afin d’être en mesure de verser aux débats des éléments susceptibles, en tant que de besoin, de contredire, voire de discréditer, les décomptes des salariés.
L’employeur devra également, en phase contentieuse, étudier minutieusement les décomptes proposés par les salariés (ainsi bien entendu que les autres pièces produites par ces derniers). Il y a en effet souvent matière à critiques, par exemple lorsque les salariés mentionnent avoir effectué des heures supplémentaires alors qu’ils se trouvaient en RTT, en congés, en arrêt de travail pour cause de maladie, etc.
En d’autres termes, l’employeur pourra avoir intérêt, spécifiquement s’il n’est pas en capacité de justifier (pour la période de trois ans et semaine par semaine), la réalité des horaires de travail accomplies par les salariés, de critiquer l’absence de précision des éléments se rapportant aux heures non rémunérées que lesdits salariés prétendent avoir accomplies pour s’exonérer d’avoir à verser des éléments qu’il sera souvent dans l’incapacité de produire.
L’issue judiciaire d’une telle posture reste, évidemment, aléatoire.
Article publié dans Les Echos Executives le 14/05/2020
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