De la parfois délicate gestion de l’«humour» en entreprise
1 avril 2021
L’affaire avait défrayé la chronique et son dénouement est passé davantage inaperçu. Le 3 décembre 2019, la cour d’appel de Paris a jugé que les propos reprochés à l’animateur de télévision Jean-Christophe Le Texier ou « Tex » – consistant à avoir raconté en direct la « blague » suivante : « Les gars vous savez c’qu’on dit à une femme qu’a déjà les deux yeux au beurre noir – Elle est terrible celle-là ! – on lui dit plus rien on vient déjà d’lui expliquer deux fois ! » – caractérisaient une faute grave, justifiant la rupture immédiate de son contrat de travail[1].
Cette affaire met en lumière la délicate question de l’humour dans les relations de travail, notamment lorsqu’il est à connotation sexuelle ou sexiste.
En effet, l’auteur de tels propos fera le plus souvent état d’un humour potache, voire grivois, alors que la personne visée par ses propos s’estimera au contraire victime, selon leur nature, d’agissements de harcèlement moral, d’agissements sexistes voire d’un harcèlement sexuel.
Notons dès à présent que lorsque les propos à connotation sexuelle sont accompagnés de gestes déplacés, voire d’attouchements, la jurisprudence considère le plus souvent que la situation de harcèlement sexuel est établie[2].
Notons également que de tels propos peuvent suffire à exposer pénalement leur auteur, la loi qualifiant notamment de harcèlement sexuel « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante »[3].
Or la frontière est parfois délicate à cerner entre les propos relevant de cette dernière qualification et ceux relevant d’un humour simplement inapproprié ou de très mauvais goût, dans la mesure où cette appréciation doit tenir compte du contexte et de sa perception par les tiers.
Plusieurs observations s’imposent pour traiter au mieux ce type de situation, que l’employeur ne peut en tout état de cause laisser sans réponse.
La gestion du cas de l’auteur des propos litigieux
Le plus souvent, le salarié auteur de propos perçus comme vexatoires par le reste du collectif de travail invoquera, pour s’en défendre, le droit à l’humour et plus largement l’exercice de sa liberté d’expression.
Il convient à cet égard de rappeler que le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci de sa liberté d’expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées[4].
Néanmoins, l’utilisation de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs tenus par un salarié est de nature à faire dégénérer en abus l’exercice de sa liberté d’expression.
L’analyse du caractère répréhensible des propos prétendument humoristiques relève alors de l’interprétation souveraine des juges du fond qui s’attachent, dans le cadre de l’analyse des faits soumis à leur appréciation, entre autres aux responsabilités de l’auteur des propos litigieux.
A titre d’illustration, la cour d’appel de Lyon a eu à se prononcer sur le cas d’un salarié cadre de direction licencié pour faute grave à raison notamment de propos déplacés sur le physique de ses collègues féminines.
L’intéressé reconnaissait volontiers avoir un « humours grivois » mais contestait formellement avoir tenu des propos déplacés envers ses collègues.
La cour d’appel de Lyon a toutefois relevé que les attestations produites par l’employeur étaient précises et circonstanciées, certaines collègues de l’intéressé faisant grief à ce dernier d’avoir eu des réflexions déplacées telles que « alors, c’est quand qu’on fait un concours de tee-shirt mouillé » ou « venez sur mes genoux, vous savez [il faut un] tremplin pour monter en échelon »…
Et la cour d’appel de Lyon de considérer que « ces éléments suffisent à caractériser à l’encontre de Mr Z [le salarié], dans le cadre de ses fonctions de directeur adjoint, un comportement totalement inadapté, voire susceptible de relever d’un harcèlement sexuel, vis-à -vis de ses collègues féminines qui étaient au surplus des subordonnées »[5].
Régulièrement, l’auteur du trait d’humour litigieux se prévaudra de son caractère isolé pour tenter d’en minimiser la gravité.
Une telle circonstance peut être toutefois insuffisante pour contester le bien-fondé de la sanction dès lors que la supposée blague en cause est particulièrement inconvenante dans un cadre professionnel.
La cour d’appel d’Aix-en-Provence a en ce sens récemment considéré que le fait pour un salarié d’avoir offert, à titre de « simple plaisanterie » selon ce dernier, un godemichet en guise de cadeau à sa collègue de bureau ne caractérisait certes pas un agissement de harcèlement sexuel, dans la mesure où il ne pouvait en être déduit l’existence d’une pression grave visant à obtenir une faveur sexuelle, mais « revêt[ait], à tout le moins, un caractère sexiste, constitutif d’une faute, sans que le salarié ne puisse opportunément se prévaloir d’une attitude immorale de la victime par la production d’une seule attestation, et que cette faute justifiait la rupture du contrat de travail (…) ce peu important l’ancienneté du salarié et l’absence de passé disciplinaire »[6].
Quelle que soit l’appréciation susceptible d’être portée sur les arrêts précités, l’on ne peut que conseiller à l’employeur qui apprendrait l’existence d’un « trait d’humour » litigieux d’un salarié envers son entourage professionnel d’analyser rapidement l’ensemble des circonstances dans lesquelles il a eu lieu avant, le cas échéant, de prendre la sanction la plus appropriée à la situation, conformément au principe de proportionnalité.
Le traitement de la situation de la victime des propos litigieux
Au-delà du cas de l’auteur des propos litigieux, l’employeur doit également tenir compte de la situation des salariés qui sont visés par les propos supposément humoristiques.
En effet et parce qu’il est tenu à une obligation générale de sécurité vis-à -vis des salariés[7], il revient à l’employeur d’évaluer les risques, y compris psychosociaux, auxquels le personnel de l’entreprise peut être exposé et de prendre les mesures nécessaires pour prévenir à la réalisation de ces risques ou y remédier.
Dans ce cadre, l’employeur doit veiller à ce que les salariés n’aient pas à l’égard de leurs collègues des comportements constitutifs de harcèlement moral, d’agissements sexistes ou encore de harcèlement sexuel et, en toute hypothèse, prendre toutes dispositions pour prévenir ou faire cesser ce type de comportements.
A défaut, le salarié victime des comportements litigieux pourra reprocher à l’employeur une méconnaissance de son obligation de sécurité, voire prendre acte de la rupture de son contrat de travail ou solliciter sa résiliation judiciaire aux torts exclusifs de l’employeur.
A titre d’illustration, la cour d’appel d’Orléans a été appelée à se prononcer sur la situation d’une salariée qui, postérieurement à la rupture de son licenciement pour inaptitude, estimait avoir été victime d’agissements de harcèlement moral ayant pris la forme de brimades, pressions et humiliations.
La cour d’appel d’Orléans a dans cette affaire estimé que le demandeur rapportait la preuve d’éléments laissant présumer l’existence d’une situation de harcèlement moral, en relevant entre autres qu’il avait reçu de la part d’un responsable « le dimanche de Pâques, le SMS suivant, accompagné du dessin d’un lapin en chocolat : « si tu veux des oeufs pour Pâques, n’oublie pas d’envoyer un mail à une ou plusieurs cloches…Voilà , Moi, c’est fait!!! » » et en précisant à cet égard que « ce message qui, dans un contexte amical, pouvait être pris sur le mode de l’humour, était, dans celui qui est décrit par le salarié, clairement destiné à se moquer de lui ou à l’humilier ».
Et la cour d’appel de retenir non seulement que les faits en cause, dont la « blague » précitée, caractérisaient des agissements de harcèlement moral, à défaut pour l’employeur de démontrer qu’ils étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral, mais aussi un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité à défaut pour lui d’avoir pris quelque mesure pour prévenir voire remédier à ces agissements, notamment celles prévues par la « charte de prévention des harcèlements au travail » en vigueur dans l’entreprise[8].
Ce précédent jurisprudentiel est ainsi révélateur de l’importance pour l’employeur de prendre toutes les dispositions nécessaires pour prévenir et, à défaut, faire cesser les situations de harcèlement moral susceptibles de découler de propos prétendument humoristiques.
En l’absence de réaction adaptée de la part de l’employeur, la persistance de tels propos sont même susceptibles de générer une maladie pour le salarié qui y est exposé, lequel pourra tenter de faire reconnaître, au-delà de l’origine professionnelle de sa pathologie, la faute inexcusable de l’employeur dans la survenance de cette pathologie.
Tel a par exemple été le cas dans une affaire soumise à l’appréciation de la cour d’appel de Pau qui, après avoir relevé qu’un salarié avait fait l’objet – dans un contexte professionnel dégradé – « de blagues de mauvais goût (os de jambon dans sa bonbonnière, cartes professionnelles éparpillées sur le bureau et cannette de bière vide posée sur l’armoire, inversion des touches de son clavier, etc.) », a considéré que l’employeur avait conscience des agissements en cause mais ne rapportait pas la preuve de la mise en Å“uvre de mesures adaptées à la préservation de l’état de santé du salarié concerné, si bien que la dépression de ce dernier trouvait sa cause dans la faute inexcusable commise par l’employeur[9].
Plusieurs moyens pour lutter contre les mauvaises « blagues »
On l’a vu, l’employeur ne peut rester inactif à l’égard d’agissements qui dépasseraient, par leur nature ou par leur répétition, le cadre du simple humour entre collègues de travail.
Il n’est au demeurant pas dépourvu de tout moyen d’actions à leur sujet.
En amont d’abord, l’employeur peut prévenir la survenance de blagues de mauvais goût au sein de l’entreprise par le biais d’actions de communication rappelant des principes parfois méconnus ou oubliés de certains membres du personnel.
Parmi eux qu’il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail[10].
Ces actions de communication peuvent plus spécifiquement tendre à la prévention des agissements sexistes et des situations de harcèlement sexuel, qui peuvent être caractérisés en tout ou partie par des traits d’humour sinon obscènes du moins grivois.
Au-delà de rappeler dans le règlement intérieur de l’entreprise les dispositions relatives aux harcèlements moral et sexuel et aux agissements sexistes[11], ces actions de communication et de prévention peuvent ainsi consister à identifier, à travers d’exemples généraux voire d’ateliers de mise en situation, les comportements qui excèdent les limites de l’humour entre collègues de travail, afin de sensibiliser le personnel sur les problématiques d’agissements sexistes et de harcèlement sexuel.
Ces actions peuvent également tendre à rappeler les modalités de signalement des situations litigieuses dans l’entreprise, les interlocuteurs auprès desquels se rapprocher en la matière (le service RH, les services de santé au travail, etc.) et le régime juridique de protection à l’égard des témoins et victimes de harcèlement moral et sexuel.
La formation des managers à la lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes s’impose également afin de faciliter l’identification des situations qui excèdent les limites de l’humour au sein du collectif de travail, de relayer la politique de prévention de l’entreprise et d’accompagner efficacement les victimes des comportements litigieux.
Outre ces actions de prévention, l’employeur doit, dès qu’il a connaissance des faits commis sous couvert de l’humour mais à la nature potentiellement répréhensible, prendre rapidement les dispositions de nature à les faire cesser, le cas échéant en éloignant à titre conservatoire la personne mise en cause et la victime supposée.
Afin d’avoir une connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits en cause, l’employeur peut diligenter une enquête interne et, dans ce cadre, auditionner la personne mise en cause, la victime supposée ainsi que les collègues de travail qui auraient été témoins de la situation litigieuse.
A l’issue de l’enquête et si les faits litigieux présentent effectivement un caractère répréhensible, l’employeur doit engager une procédure disciplinaire à l’encontre de leur auteur, en veillant à prendre une sanction proportionnée aux faits en cause.
A cet égard, la Cour de cassation a récemment considéré, au sujet d’une salariée victime de faits de harcèlement sexuel de la part de son supérieur hiérarchique – sanctionné pénalement pour ces faits – et à l’origine pour cette salariée d’un syndrome dépressif réactionnel pris en charge au titre de la législation sur les risques professionnelle, que l’employeur avait commis un manquement à son obligation de sécurité justifiant la résiliation du contrat de travail de l’intéressée dès lors qu’il « n’avait pris aucune mesure pour éloigner l’auteur du harcèlement du poste occupé par la salariée, et s’était contenté de le sanctionner d’un avertissement »[12].
L’employeur doit également apporter toute assistance à la victime salariée de l’entreprise en lui proposant le cas échéant des conseils juridiques pour examiner l’éventuel engagement d’une action pénale contre l’auteur des faits.
En définitive, l’employeur a tout intérêt à agir comme un modérateur des traits d’humour auxquels pourraient se prêter des collègues de travail, afin d’éviter ainsi que ceux-ci ne dégénèrent, et à mettre définitivement un terme aux cultures d’entreprise favorisant les propos sexistes et stigmatisants pour certaines catégories de personnel.
Et de ne jamais oublier de rappeler aux salariés que « s’il est bon de ne rien dire avant de parler, il est encore plus utile de réfléchir avant de penser» (Pierre Dac).
[1] CA Paris, 6, 11, 03-12-2019, n° 18/10602
[2] voir en ce sens par exemple CA Paris, 6, 5, 26-06-2014, n°12/04361 : en l’espèce, l’employeur a été condamné pour harcèlement sexuel au motif que l’un des collègues de la victime était arrivé derrière elle, avait palpé son fessier avant de lui dire « oh la la, c’est un peu mou tout ça ! ».
[3] Code pénal, art. 222-33
[4] voir en ce sens Cass. soc., 22 juin 2004, n°02-42.446
[5] CA Lyon, 07-02-2020, n° 17/08597
[6] CA Aix-en-Provence, 19-11-2020, n° 18/07947
[7]C. trav., art. L. 4121-1
[8] CA Orléans, 03-10-2019, n° 16/03884
[9] CA Pau, 08-06-2017, n° 15/01157
[10] C. trav., art. L. 4122-1
[11] C. trav., art. L. 1321-2
[12] Cass. soc., 17 février 2021, n° 19-18.149
Article paru dans les Echos le 01/04/2021
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