La vie privée des salariés à l’épreuve de la crise sanitaire : quelle articulation entre obligations de l’employeur et respect de la vie privée ?
12 mai 2021
Selon l’article 9 du Code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée ». La loi comme la jurisprudence protège ainsi la vie privée du salarié au travail, même si cette protection n’est pas sans limite. La crise sanitaire sans précédent que traverse le pays depuis près d’un an et demi oblige à repenser l’articulation entre l’obligation de sécurité de l’employeur et respect de la vie privée du salarié. Nous examinerons deux sujets qui questionnent particulièrement cette articulation : la santé et le domicile.
La crise sanitaire a redéfini la place de la santé en entreprise
La jurisprudence reconnait au salarié le droit de ne pas révéler son état de santé à son employeur (Cass. soc. 21 septembre 2005 n° 03-44.855), y compris lorsque ces informations concernent sa qualité de travailleur handicapé (Cass. soc. 18 septembre 2013 n° 12-17.159), celles-ci ne pouvant être révélées qu’au médecin du travail. De plus, lorsque de telles informations sont portées à sa connaissance, l’employeur ne peut prendre aucune mesure à l’encontre du salarié en raison de son état de santé, sauf inaptitude physique (art. L.1132-1 du Code du travail).
L’appréciation de l’état de santé du salarié relève donc de la compétence exclusive du médecin du travail et l’employeur ne peut, de sa propre initiative, prendre aucune mesure en fonction de l’état de santé du salarié. Une telle règle suscite de nombreuses interrogations dans la période actuelle qui se traduit par l’obligation pour l’employeur de mettre en œuvre toutes les mesures de prévention nécessaires pour protéger ses salariés contre la propagation du virus et empêcher ainsi la formation de clusters en entreprise.
Contrôler l’état de santé des salariés
La question s’est d’abord posée à propos des dispositifs de prise de température systématique des salariés – thermomètres sans contact ou caméras thermiques – que certaines entreprises ont mis en place à l’entrée de leurs locaux afin de s’assurer que les salariés qui y pénétraient n’étaient pas infectés par le Covid-19.
Le recours à cette pratique a été rejeté par l’administration et par la CNIL.
Cette dernière a en effet retenu le 23 septembre 2020 que :
« il est interdit aux employeurs de constituer des fichiers conservant des données de températures de leurs salariés. Il leur est de même interdit de mettre en place des outils de captation automatique de température (telles que des caméras thermiques). Les prises manuelles de température à l’entrée d’un site et sans constitution d’un fichier ni remontée d’information ne sont en revanche pas soumises à la règlementation sur la protection des données personnelles ».
Le ministère du Travail a quant à lui précisé que : « en l’état des prescriptions sanitaires des autorités publiques, le contrôle de température n’est pas recommandé et a fortiori n’a pas un caractère obligatoire et le salarié est en droit de le refuser. Si l’employeur, devant ce refus, ne laisse pas le salarié accéder à son poste, il peut être tenu de lui verser le salaire correspondant à la journée de travail perdue » (FAQ Mesures de prévention dans l’entreprise à jour au 14 avril 2021).
S’agissant des campagnes de dépistage que les entreprises sont autorisées à pratiquer depuis le 29 octobre 2020, le protocole sanitaire précise que ces tests ne peuvent être réalisés qu’auprès de salariés volontaires de sorte que le refus d’un salarié de s’y soumettre ne peut ni être documenté ni donner lieu à sanction ou entrainer de conséquences.
En outre, « les actions de dépistage doivent être intégralement financées par l’employeur et réalisées dans des conditions garantissant la bonne exécution de ces tests et la stricte préservation du secret médical. En particulier, aucun résultat ne peut être communiqué à l’employeur ou à ses préposés ».
De même, l’employeur ne peut exiger du salarié qu’il effectue un test lors de la reprise du travail, ni subordonner celle-ci à la production d’un test négatif. Il ne peut pas davantage recenser les travailleurs qui se font tester dès lors que cela est de nature à permettre d’identifier indirectement les cas positifs au regard des arrêts maladie transmis sur la même période (circulaire interministérielle du 14 décembre 2020 n° 2020/228).
Enfin, depuis le 25 février 2021, il est possible pour les médecins du travail de vacciner les salariés selon les critères et le calendrier défini par le ministère de la Santé, étant précisé que le refus du salarié de se faire vacciner ne saurait conduire à une décision d’inaptitude au poste (protocole du 16 février 2021).
Il s’agit donc d’une initiative appartenant aux seuls services de santé au travail. Là encore, selon le protocole, le rôle de l’entreprise se borne à s’assurer que le service de santé disposera de moyens adaptés comme, notamment, les moyens de conservation du vaccin et les moyens matériels et médicamenteux en cas d’urgence et à porter à la connaissance des salariés, y compris les éventuels salariés vulnérables placés en activité partielle, la possibilité de se faire vacciner par le médecin du travail.
A cet égard, il est précisé que cette information ne peut donner lieu à une convocation individuelle ciblée afin de garantir le respect de la confidentialité des vaccinations vis-à-vis de l’employeur.
On le voit, pour toutes les mesures prises pour freiner le développement de l’épidémie de Covid-19 en entreprise, il est systématiquement rappelé la nécessité de préserver le secret médical, la liberté de choix du salarié et le fait qu’en aucun cas l’employeur ne peut avoir accès aux informations qui relèvent de l’état de santé du salarié.
A cet égard, les prescriptions gouvernementales s’inscrivent dans la droite ligne de la jurisprudence de la Cour de cassation qui vise à protéger le salarié de toute intrusion de l’employeur s’agissant de son état de santé.
Sanctionner le défaut d’information du salarié sur son état de santé ?
S’il est interdit à l’employeur d’imposer à ses salariés de se faire vacciner, de vérifier leur température aux portes de l’entreprise ou prendre connaissance des résultats des tests réalisés, cette information peut néanmoins être portée à sa connaissance par le salarié lui-même ou par un autre salarié.
La question se pose alors de savoir s’il peut sanctionner, voire licencier le salarié qui aurait continué à se rendre sur son lieu de travail alors qu’il se savait possiblement infecté.
A l’appui d’une telle mesure, l’employeur peut être tenté d’invoquer l’article L.1221-1 du code du travail aux termes duquel « le contrat de travail doit être exécuté de bonne foi » ou l’article L. 4122-1 du code du travail aux termes duquel « il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes et ses omissions au travail ».
On pourrait en effet considérer qu’en n’informant pas son employeur de sa qualité de cas contact ou de sa positivité au Covid-19, le salarié manque à son obligation légale de sécurité et participe à la propagation de l’épidémie en faisant courir un risque de contamination à son environnement de travail.
De telles situations ne sont pas rares. Des salariés peuvent être tentés de poursuivre leur activité alors qu’ils ont été testés positifs ou qu’ils sont cas contacts à seule fin de ne pas perdre un élément de rémunération (prime de fin d’année ou de 13ème mois par exemple). Mais on peut se demander si l’obligation de sécurité a pour objet d’appréhender ceux des comportements des salariés dans l’entreprise qui ne se rattachent pas directement à l’exécution de travail.
Dans un arrêt rendu le 4 octobre 2011 (n°10-18.862), la cour de cassation a validé le licenciement pour faute grave d’un salarié qui avait amené son chien dans l’entreprise, lequel lui avait échappé et avait violemment agressé une autre salariée de l’entreprise. Ce faisant, la cour de cassation reconnait une obligation générale de sécurité du salarié qui doit s’abstenir de toute mise en danger d’autrui, même si les faits ne se rattachent pas à la situation de travail.
La Cour de cassation a plus récemment validé le licenciement d’un salarié pour avoir continué à travailler sachant qu’il n’était pas en état de le faire et en faisant courir des risques à ses collègues (Cass. soc. 12 octobre 2017, n°16-18.836 à propos d’un salarié cariste).
S’agissant de la crise sanitaire actuelle, dans une affaire récente, un salarié, bien que n’ayant pas de symptômes du Covid-19, avait pratiqué un test de dépistage avant de se rendre dans son entreprise, lequel s’était par la suite révélé positif. Il a été licencié pour faute grave par son employeur. Il a alors saisi le conseil de prud’hommes pour contester son licenciement. Cette affaire, qui n’a pas encore été tranchée, donnera une première indication sur la façon dont les juges se positionneront s’agissant de l’obligation pour le salarié de révéler à son employeur sa qualité de cas contact ou sa positivité au Covid-19.
La protection du domicile et de la vie privée à l’ère du télétravail
La crise sanitaire a fait voler en éclats l’idée que le travail et la vie personnelle sont deux aspects totalement dissociés de la personne du salarié. Avec l’intensification du recours au télétravail, plébiscité par le gouvernement comme la première mesure de lutte contre la propagation de l’épidémie, le bureau du salarié s’est confondu avec son domicile.
Or le domicile du salarié fait partie intégrante de l’intimité de sa vie privée et l’employeur, qui doit s’assurer que le salarié travaille dans des conditions satisfaisantes notamment en termes de sécurité ne peut en principe y accéder sans son accord.
D’un côté, il y a une protection forte du domicile. L’article 8 de l’accord national du 19 juillet 2005 sur le télétravail toujours en vigueur, prévoit que « si le télétravailleur exerce son activité à son domicile, l’employeur et les représentants du personnel ont accès à celui-ci afin de vérifier la bonne application des dispositions applicables en matière de santé et de sécurité au travail, après notification à l’intéressé qui doit préalablement donner son accord. La CNIL recommande pour sa part aux employeurs de « ne pas imposer l’activation de leur caméra aux salariés en télétravail qui participent à des visioconférences ».
Elle indique en effet que si « la diffusion de l’image peut participer à la convivialité dans une période d’éloignement de ses collègues, le télétravail, particulièrement lorsqu’il est subi en raison de la crise sanitaire, peut porter atteinte au droit au respect de la vie privée, tout particulièrement aux autres personnes présentes au domicile » (questions-réponses du 12 novembre 2020 sur le télétravail).
De l’autre, certaines circonstances obligent le salarié à révéler à l’employeur ses conditions de vie et plus largement des éléments de sa vie personnelle et familiale.
Pour prendre en compte la difficulté que peuvent avoir les parents à s’occuper de leurs enfants tout en télétravaillant, la mise à jour le 13 avril 2021 du FAQ sur l’activité partielle pour garde d’enfant a, pour la période de fermeture des écoles, précisé que « le salarié est considéré comme étant dans l’incapacité de télétravailler s’il occupe un poste non télétravaillable ou si l’employeur estime qu’il est dans l’incapacité de télétravailler. Dans ce dernier cas, le salarié pourra par exemple faire état du nombre d’enfants à charge, de leur âge, de ses conditions de logement, etc.« .
Ainsi, pour pouvoir bénéficier de l’activité partielle alors qu’il occupe un poste télétravaillable, le salarié devait fournir à l’employeur des informations de nature à justifier de son impossibilité de télétravailler qui toutes relèvent de sa vie privée, l’employeur disposant alors d’un pouvoir d’appréciation de la situation. Ces informations étant nécessaires pour justifier du placement du salarié en activité partielle, l’employeur est de plus, tenu de les conserver afin de les produire en cas de contrôle.
Ces injonctions contradictoires, qui interdisent à l’employeur une intrusion dans la vie privée du salarié tout en obligeant le salarié à transmettre des informations personnelles, interrogent et suscitent de nouvelles revendications notamment en matière de qualité de vie au travail alors que les demandes de pérennisation du télétravail se font très fortes dans les entreprises.
Dans le cadre des négociations sur ce sujet, il apparait donc particulièrement nécessaire de redéfinir collectivement les règles permettant de concilier la vie privée du salarié et les intérêts de l’entreprise.
Article paru dans Les Echos le 12/05/2021
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