Emprunts intragroupes : la preuve du taux de marché enfin possible ?
Plusieurs décisions récentes rendues par la Cour administrative d’appel de Paris et le Conseil d’Etat sur la justification du caractère normal du taux d’intérêt d’emprunts intragroupes laissent entrevoir une éclaircie pour les contribuables dans un contexte jurisprudentiel jusqu’alors plutôt sombre. La preuve du taux de marché, qui semblait impossible à rapporter devant le juge de l’impôt, serait-elle enfin devenue possible ?
En application des dispositions de l’article 212 I-a du Code général des impôts (CGI), les intérêts de prêts intragroupes sont déductibles dans la limite du taux de référence prévu par l’article 39, 1-3° du CGI (i.e., 1,18 % pour les exercices clos le 31 décembre 2020) ou, s’il est supérieur, dans la limite du « taux de marché » c’est-à-dire du taux que l’emprunteur aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues.
De nombreux contentieux se sont noués sur la justification de ce taux de marché, l’administration fiscale allant en pratique jusqu’à exiger une offre de prêt bancaire inconditionnelle et contemporaine, et refusant de manière quasi-systématique les autres éléments de preuve avancés par les contribuables. Certaines juridictions du fond qui ont été appelées à se prononcer dans de telles affaires ont donné raison à l’administration fiscale, faisant alors naitre la crainte, chez les contribuables et leurs conseils, de l’impossibilité, en pratique, d’apporter la preuve contraire, mécanisme pourtant prévu par le législateur.
Le Conseil d’Etat est intervenu et a, par un avis SAS Wheelabrator Group[1], confirmé le principe de liberté de la preuve et admis que le taux de marché puisse être établi par comparaison avec le rendement d’emprunts obligataires émanant d’entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables, lorsque ces emprunts constituent une alternative réaliste à un prêt intragroupe. Si cet avis laissait espérer une évolution des contentieux en cours favorable au contribuable[2], les premières décisions d’appel qui ont suivi ont montré une certaine rigidité des juges du fond dans l’analyse du caractère probant des études produites par les contribuables au moyen de logiciels de rating pour se prévaloir de comparables issus du marché obligataire[3].
La fin d’année 2020 a toutefois été marquée par une lueur d’espoir. La cour administrative d’appel de Paris a (enfin !) admis le bien-fondé du taux d’emprunts intragroupes sur la base des éléments avancés par un contribuable, et notamment la production d’une étude de taux, tandis que le Conseil d’Etat est venu quant à lui rappeler opportunément, dans deux affaires distinctes, que la preuve du taux de marché peut être apportée par tout moyen.
L’horizon de la preuve du taux marché éclairci par la cour administrative de Paris
La cour administrative d’appel de Paris s’est prononcée le 22 octobre 2020[4] sur la justification d’un taux annuel de 10 % pour des emprunts obligataires émis en 2008 par la société Studialis et souscrits notamment par des fonds d’investissement britanniques liés à son actionnaire principal.
Pour justifier du caractère normal du taux retenu, la société Studialis s’appuyait sur une offre de prêt émise début 2008 par une banque correspondant aux caractéristiques des emprunts obligataires et faisant état d’un taux de 12 %. Elle produisait également une attestation datant de 2015 d’une autre banque sollicitée à chaque émission d’obligations entre 2008 et 2012 et confirmant que, pour un financement équivalent, elle aurait exigé un taux d’intérêt compris entre 10 % et 12 %. La société fournissait enfin une étude comparative de taux réalisée grâce au logiciel de rating de l’agence de notation Moody’s, « Riskcalc », mentionnant des taux allant de 8,32 % à 11,68 % sur les années 2008 à 2011 ainsi qu’un benchmark réalisé par une troisième banque sur les taux appliqués sur les marchés européens entre 2008 et 2012 et portant sur des financements semblables aux obligations émises.
La cour administrative d’appel de Paris annule le jugement très critiqué du tribunal administratif et conclut que la société Studialis justifie de la normalité du taux de 10 %. Cette décision favorable apparaît, compte tenu du nombre et de la qualité des éléments avancés par la requérante, plus que fondée et marque, espérons-le, le début d’un assouplissement de la jurisprudence sur la preuve du taux de marché. A noter également que l’utilisation du logiciel Riskcalc, particulièrement critiquée dans la décision Willink susvisée, n’a pas ici fait l’objet des mêmes critiques.
Une liberté de la preuve réaffirmée par le Conseil d’Etat
De son côté, le Conseil d’Etat a, dans des décisions rendues en décembre 2020, censuré la conception restrictive de la preuve retenue par deux cours administratives d’appel.
Dans la première affaire[5], la cour d’appel avait rejeté les études produites par la société WB Ambassador au motif que cette dernière se prévalait de comparables obligataires et ne proposait aucune autre méthode, laquelle était fondée « exclusivement » sur une comparaison avec des taux d’intérêt obtenus auprès d’établissements ou d’organismes financiers indépendants. Les juges du Palais Royal censurent ce raisonnement et rappellent, dans la lignée de l’avis Wheelabrator précité, que la preuve du taux de marché peut être rapportée par référence au rendement d’émissions obligataires, sans qu’il soit nécessaire d’apporter des éléments complémentaires.
Dès le lendemain, le Conseil d’Etat[6] s’est prononcé sur un litige dans lequel la société BSA faisait valoir, pour justifier le taux d’intérêt des emprunts intragroupes, une méthode de reconstitution mathématique de ces taux. Au soutien de sa démonstration, la société produisait une courbe retraçant le taux fixe des contrats de swap contre le taux variable Euribor 6 mois, des comparaisons de taux fixe avec et sans option d’annulation ainsi qu’une étude établie au moyen d’un logiciel de scoring et une comparaison avec des contrats de prêts conclus avec des organismes financiers pendant les années en litige. Le Conseil d’Etat annule l’arrêt de la cour qui avait écarté l’ensemble des documents produits par le contribuable et reconnaît par là qu’une étude établie au moyen d’un logiciel de scoring peut constituer un élément de preuve pertinent.
Si l’on peut se réjouir de ces décisions favorables qui donnent toute sa portée au principe de liberté de la preuve, la vigilance reste de mise pour les contribuables, d’autant que le Conseil d’Etat, sans juger au fond, renvoie les affaires devant les cours administratives d’appel.
Une preuve demeurant toutefois délicate à apporter et réservée aux contribuables les mieux préparés
La solidité des éléments apportés par la société Studialis pour justifier du taux de 10 % laisse à penser que la preuve du taux de marché, délicate à apporter en pratique, devrait être réservée aux contribuables les mieux préparés.
En effet, on relèvera que dans l’affaire Studialis, la banque à l’origine de l’offre de prêt datée de 2008 comme la banque ayant fourni une attestation a posteriori étaient les chefs de file du pool bancaire de la société Studialis. Ces banques connaissaient donc parfaitement le profil d’emprunteur de la société et étaient pleinement en mesure, sur la base des rapports, audits et autres documents auxquels elles avaient accès, d’apprécier le risque de solvabilité de cette dernière comme les conditions de financement, ce que ne manque pas de souligner la Cour dans son arrêt.
La société Studialis produisait par ailleurs une étude comparative de taux réalisée au moyen du logiciel de scoring Riskcalc. La méthodologie retenue dans cette étude, conforme aux prescriptions de l’OCDE, n’a pas été remise en cause par la cour, alors même que l’administration critiquait le fait que les comparables retenus correspondaient à des obligations émises par des sociétés du secteur industriel (la requérante intervenant quant à elle dans le domaine de l’enseignement supérieur privé). L’approche plutôt souple ici retenue par la Cour nous paraît au demeurant fondée dès lors qu’il n’y a pas d’éléments rendant évidente la non-comparabilité des référents retenus, et que cette approche est en ligne avec celle des services vérificateurs qui s’accordent parfois plus de liberté dans le choix des comparables qu’ils opposent aux contribuables qu’ils n’en consentent à ces derniers pour la justification du taux de marché.
Si les décisions récentes sur la preuve du taux de marché semblent ainsi annoncer une inflexion favorable aux contribuables quant aux modes de preuve admis au contentieux, cet assouplissement méritera d’être confirmé par la jurisprudence. Nous suivrons à cet égard avec attention les suites des affaires WB Ambassador et BSA en formant le vœu qu’elles confirment la tendance récemment esquissée par la cour administrative d’appel de Paris.
Article paru dans Option Finance 18/01/2021
[1] Avis Conseil d’Etat 10 juillet 2019 n° 429426, SAS Wheelabrator Group.
[2] Voir ainsi le jugement rendu dans cette même affaire à la suite de cet avis : TA Versailles, 6 décembre 2019, n° 1607393 et 1806803.
[3] En ce sens, notamment CAA Paris, 10 mars 2020 n° 18PA00608, Sté Apex Tool Group et CAA Paris, 23 septembre 2020 n° 20PA00585, SAS Willink.
[4] CAA Paris, 22 Octobre 2020 n° 18PA01026, Sté Studialis.
[5] Conseil d’Etat, 10 décembre 2020, n° 428522, Sté WB Ambassador.
[6] Conseil d’Etat, 11 décembre 2020, n° 433723, Sté BSA.
[7] Directive (UE) 2018/822 du Conseil du 25 mai 2018 transposée en droit français aux articles 1649 AD à AH du CGI
Auteurs
Thomas Louvel, Avocat en droit fiscal
Alexia Cayrel, Avocat en droit fiscal