Acte anormal de gestion : précisions sur l’exigence d’une comparaison
Par un arrêt en date du 28 avril 2020, La Cour administrative d’appel de Versailles qualifie d’acte anormal de gestion la rémunération d’un prêt entre une société emprunteuse et son prêteur actionnaire, dès lors que les risques financiers encourus par l’emprunteur ne sont pas susceptibles de justifier le taux pratiqué entre les parties.
Une SCI a contracté plusieurs emprunts auprès de l’époux d’un des trois associés et parent d’un autre de ces associés.
A l’issue d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale a considéré que la rémunération d’un prêt au taux de 20% ne comportait pas une contrepartie suffisante et caractérisait un acte anormal de gestion. L’administration a donc rectifié la base imposable de la SCI des exercices 2009, 2010 et 2011 de la fraction des intérêts supérieure à 8 %.
Pour fonder sa rectification, l’administration a fait valoir que :
- le taux d’intérêt de 20 % pratiqué au titre des exercices 2010 et 2011 est notablement supérieur aux taux trimestriels calculés par les établissements de crédit ;
- ce taux de référence a connu une diminution entre 2008 et 2010, alors que le taux d’emprunt de la SCI a lui augmenté, passant de 8 % en 2008 à 20 % en 2009 et 2010.
Par un arrêt n° 17VE01559 du 28 avril 2020, la cour administrative d’appel de Versailles confirme la position de l’administration et fournit quelques précisions s’agissant des arguments pouvant être retenus pour qualifier ou disqualifier un avantage par comparaison et, partant, un acte anormal de gestion.
La preuve d’un acte anormal de gestion
Par principe, la charge de la preuve d’un acte anormal de gestion repose sur l’administration fiscale, qui doit prouver que l’opération contestée est dénuée d’intérêt pour la société (CE, 14-4-1986, n° 92997, SA Intertrans).
Plus précisément, il revient à l’administration fiscale de prouver deux éléments distincts :
- un élément intentionnel, qui est présumé lorsque l’avantage est accordé à une société avec laquelle le prestataire est en relation d’intérêts (CE 5-1-2005 n° 254556, min c/ Sté Raffypack, RJF 3/05 n° 213) ;
- un appauvrissement de la société à des fins étrangères à son intérêt, dont la preuve ne peut être apportée par une remise en question par l’administration de l’opportunité des choix de gestion opérés par la société (ainsi jugé 23-1-2015 n° 369214, SAS Rottapharm, RJF 4/15 n° 300 ; rappelé par une décision de Plénière fiscale 21-12-2018 n°402006, Sté Croë Suisse, publié au Recueil et à la RJF 3/19 n° 246).
Toutefois, en fonction de la qualification de l’avantage litigieux, la charge de la preuve de l’existence ou de l’absence d’un acte anormal de gestion ne repose pas sur la même partie :
La preuve d’un avantage par nature
Il existe en effet une présomption d’anormalité si l’avantage litigieux est qualifié d’avantage par nature. La notion d’avantage par nature a fait l’objet d’une jurisprudence abondante, qui nous permet de dresser une liste non-exhaustive des opérations qualifiées d’avantage par nature. Ont ainsi été reconnus comme constituant des avantages par nature : les prêts consentis sans intérêts (CE, 28 mars 2008, n° 277522, SA Clément) ; le renoncement à obtenir toute contrepartie financière à une concession de licence de marque (CE, 10-2-2016, n° 371258, SA Hôtels et casinos de Deauville) ; la renonciation à recettes (CE, 26-9-2011, n° 328762 : RJF 12/11 n° 1275, min. c/ SARL Holding Financière Séguy) ; les abandons de créances ou encore la prise en charge d’une dette d’un tiers. Il appartient alors au contribuable de démontrer que l’opération n’est pas constitutive d’un acte anormal de gestion, en prouvant que l’opération s’est faite dans son intérêt ou en démontrant l’existence d’une contrepartie (CE, 4-11-1985, n° 46112, min. c/ SA Entreprise Brugeaud : RJF 1/86 n° 14).
La preuve d’un avantage par comparaison
Dans les cas où l’avantage par nature n’est pas caractérisé, l’avantage consenti est qualifié d’avantage par comparaison. C’est par exemple le cas lorsque l’entreprise facture un prix, même faible (CE, 23-1-2015, n° 369214, SAS Rottapharm) ; lorsqu’un créancier ne procède pas à une compensation légale (CE, 22-2-2017, n° 387661, Sté Altran Technologies) ; lorsqu’une cession de biens s’effectue à prix minoré ou encore un achat de services à prix majoré. Dans ce cas, il appartient à l’administration de démontrer l’anormalité de l’opération en prouvant l’existence d’un écart entre le prix auquel la transaction a été effectuée et la norme. Cette preuve repose alors sur la comparaison entre le prix consenti pour la transaction litigieuse et le prix auquel contractent des sociétés non liées, pour des transactions similaires.
Le régime de la preuve par comparaison
Pour confirmer la position de l’administration fiscale, la cour administrative d’appel s’inscrit dans le régime de l’avantage par comparaison.
Dans ce cas, il appartient dès lors à l’administration de démontrer l’anormalité de l’opération en prouvant l’existence d’un écart entre le prix auquel la transaction a été effectuée et la norme. Cette preuve repose alors sur la comparaison entre le prix consenti pour la transaction litigieuse et le prix auquel contractent des sociétés non liées, pour des transactions similaires.
Par ailleurs, on rappellera qu’en matière de prix de transfert pour les transactions internationales entre sociétés liées, régies par l’article 57 du CGI, la jurisprudence constante du conseil d’Etat, depuis sa décision « Cap Gemini », pose l’exigence d’une comparaison pour établir l’anormalité d’un prix : l’administration « doit être regardée comme établissant l’existence d’un avantage qu’elle est en droit de réintégrer dans les résultats de l’entreprise […] lorsqu’[elle] constate que les prix facturés par une entreprise établie en France à une entreprise étrangère qui lui est liée sont inférieurs à ceux pratiqués entre des entreprises similaires exploitées normalement, c’est-à-dire dépourvues de liens de dépendance » (CE, 7-11-2005, n° 266436 et 266438 « Cap Gemini » : RJF 1/06 n° 17).
Le Conseil d’Etat estime également désormais que l’administration est fondée à procéder à un redressement sur le terrain de l’article 57 dès l’instant qu’elle constate « que les prix facturés par une entreprise établie en France à une entreprise étrangère qui lui est liée sont inférieurs à ceux pratiqués, soit par cette entreprise avec d’autres clients dépourvus de liens de dépendance avec elle, soit par des entreprises similaires exploitées normalement avec des clients dépourvus de liens de dépendance, sans que cet écart s’explique par la situation différente de ces clients ».
En l’espèce, à défaut d’avoir procédé à de telles comparaisons, l’administration n’était pas fondée à invoquer la présomption de transferts de bénéfices et n’a pas établi l’existence de l’anormalité du prix.[1]
En parallèle, le recours à la preuve d’un avantage par comparaison dans le cadre de transactions intragroupe internationales, relevant du champ des prix de transfert et de l’article 57 du CGI, a depuis plusieurs fois été reconnu et appliqué par le Conseil d’Etat (CE, 19-09-2018, n° 405779, min c/ Sté Philips France ; CAA Paris 25-6-2008 n° 06-2841 : RFJ 2/09 n° 114 ; CAA Versailles, 5-12-2011, n° 10VE02491).
Au cas d’espèce
La cour administrative d’appel de Versailles, pour qualifier l’avantage par comparaison, procède à une analyse de l’ensemble des arguments qui lui sont soumis, relatifs aux risques financiers encourus par l’emprunteur et justifiant, ou non, que la rémunération de l’emprunt pratiquée est une rémunération de marché.
Ainsi, les arguments suivants permettent, selon le juge d’appel, de qualifier l’avantage par comparaison :
- L’absence de démonstration d’un niveau de risque justifiant que le prix du crédit soit le quadruple des taux moyens pratiqués par les établissements de crédits, quand bien même la difficulté d’accès à un financement bancaire est justifiée ;
- La nature in fine des prêts litigieux qui impliquait, selon les requérants, une majoration du taux par rapport à celui de prêts amortissables, n’est pas un argument retenu par le juge car il ne résulte pas des documents versés aux débats que l’écart serait, sur des prêts d’une durée inférieure ou égale à deux ans, particulièrement significatif ;
- L’insolvabilité de l’emprunteur ainsi que l’absence de garanties qu’il peut offrir ne suffisent pas à justifier une majoration significative du taux d’emprunt dès lors que l’emprunteur est amené à encaisser, sur la période d’emprunt, d’importantes recettes liées à son activité de vente en l’état futur d’achèvement ;
- L’absence d’incident dans le remboursement de prêts antérieurs auprès du même prêteur ;
- L’impact d’une absence de cautionnement du prêt dès lors qu’il a été déclaré que les terrains acquis servaient de garantie au prêteur.
Une exigence précisée de la preuve par comparaison
Cet arrêt de la cour administrative d’appel s’inscrit dans la suite logique de la récente décision Voyag’Air (17-07-2019, n° 425607, Société Voyag’Air) ayant confirmé la nécessité pour l’administration fiscale de démontrer l’existence d’un avantage par comparaison dans le cadre d’une facturation entre parties liées par une communauté d’intérêt et, au juge de rechercher si, compte tenu des éléments qui lui sont soumis, les prix étaient comparables à ceux facturés entre tiers.
Cet arrêt vient illustrer la grille de lecture étendue du juge dans son appréciation de l’avantage par comparaison et notamment des voies de justifications éventuelles des risques financiers encourus par l’emprunteur justifiant la rémunération pratiquée.
L’arrêt démontre également que toute rémunération d’un prêt entre parties liées doit faire l’objet d’une analyse économique approfondie afin d’être en mesure de justifier d’une rémunération comparable à celle qui serait pratiquée sur le marché libre.
Ladite analyse, réalisée par le biais d’une étude de taux d’intérêts comparables, également appelée « benchmark de taux », doit être robuste et pertinente, comme le rappelle à juste titre la rapporteure publique Mme Ciavaldini dans ses conclusions relatives à l’arrêt du Conseil d’Etat n° 429426 et 429428, « Société Wheelabrator Group ».
[1]CE, 16 mars 2016, n° 372372, Sté Amycel France.
Auteurs
Mohamed Haj Taieb, avocat en droit fiscal
Hugo Larpin, avocat en droit fiscal
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