Usufruit temporaire et abus de droit fiscal : l’investissement du nu-propriétaire doit être effectif
Le Comité de l’abus de droit fiscal a rendu quinze nouveaux avis le 19 novembre 2019 concernant des opérations de cession temporaire d’usufruit de parts de sociétés civiles immobilières (relevant du régime des sociétés de personnes) à une société par actions simplifiée.
Dans ces avis, le Comité a considéré que les cessions temporaires d’usufruit en question pouvaient constituer un abus de droit compte tenu du faible investissement des nus-propriétaires.
Les faits en cause
Un père et ses deux enfants avaient cédé, en 2011, l’usufruit temporaire des parts de plusieurs sociétés civiles immobilières (relevant du régime des sociétés de personnes) constituées entre eux à une société par actions simplifiée.
Chacune des sociétés civiles immobilières a dans un second temps procédé à une augmentation de capital par accroissement de la valeur nominale de ses parts dans le but de porter le capital à la valeur de l’immeuble que la société civile immobilière concernée envisageait d’acquérir.
Usufruitiers et nus-propriétaires y souscrivent à concurrence de leurs droits respectif dans le capital de chacune des sociétés mais seuls les usufruitiers ont libéré la part des apports leur incombant, ce qui conduisit les sociétés civiles immobilières à souscrire des emprunts pour financer le solde du prix des acquisitions envisagées.
Les sociétés civiles immobilières ont ensuite procédé aux acquisitions correspondantes.
L’usufruit des parts des SCI étant intégralement détenu par la SAS et conformément aux dispositions de de l’article 238 bis K du Code Général des Impôts (CGI), la quote-part des résultats lui revenant est déterminée selon les règles des bénéfices industriels et commerciaux. Dans le contexte décrit, l’application de ces règles présentait l’avantage de permettre la déduction par ces SCI de l’amortissement de leurs immeubles comme des charges financières liées à l’emprunt qu’elles avaient souscrit pour financer l’acquisition.
Le résultat de la société usufruitière intégrait, quant à lui, évidement celui de la société civile immobilière mais également les charges d’intérêt des emprunts bancaires contractés pour acquérir l’usufruit ainsi que l’amortissement de celui-ci.
On aurait pu s’interroger sur la déductibilité des charges financières résultant d’un emprunt destiné à palier l’absence de libération partielle des apports mais l’administration fiscale a remis en cause la structuration globale de l’investissement sur le fondement de l’abus de droit.
Saisi des rehaussements correspondants, le Comité de l’abus de droit fiscal conclut que les opérations de démembrement de parts sociales et d’augmentation de capital des différentes SCI constituaient, dans les circonstances de l’espèce, un montage artificiel mis en place par les personnes physiques dans le seul but d’éviter l’imposition entre leurs mains des loyers des sociétés civiles immobilières dont les consorts elles auraient été redevables en l’absence de démembrement. Il relève à cette fin que :
- si la société par actions simplifiées a libéré la fraction du capital lui incombant dans chacune des sociétés civiles immobilières à hauteur de ses droits en usufruit, tel n’est pas le cas des nus-propriétaires qui s’en sont délibérément abstenus ;
- les apports prévus lors de la constitution ou l’augmentation de capital des sociétés civiles immobilières, destinés à donner à chacune d’entre elles le moyen de financer le prix de l’immeuble qu’elle envisageait d’acquérir, n’ont pas pu atteindre cet objectif en raison de l’attitude des nus-propriétaires, de sorte que les sociétés civiles immobilières ont été contraintes de recourir à d’autres modalités de financement qui ont aggravé leurs charges et conduit ces SCI a dégager des résultats déficitaires privant de substance les droits de la société usufruitière ;
- ce procédé directement lié au démembrement a transféré à l’usufruitière la charge du financement de la fraction du prix d’acquisition incombant normalement aux nus-propriétaires lesquels ont en pratique été dispensés de tout investissement significatif à la hauteur de leurs droits présents et futurs.
Outre, par conséquent, les interrogations susceptibles de porter sur la déductibilité des charges financières, le Comité confirme le bien-fondé des rehaussements contestés en considération de constatations qui appellent plusieurs commentaires.
La conclusion du Comité de l’abus de droit fiscal
La conclusion du Comité est en l’espèce peu surprenante.
En effet, les parties avaient réparti la valeur des parts es SCI entre l’usufruit et la nue-propriété selon les dispositions du II de l’article 669 du CGI, c’est-à-dire 23% par période ou fraction de période de dix ans soit 69% pour un usufruit temporaire de 21 ans.
Il semble déjà possible de s’interroger sur la justification de la durée retenue considérant l’importante incidence sur la valorisation de l’usufruit (une durée, très proche, de vingt ans aurait conduit à retenir une valeur d’usufruit limitée à 46%).
Cela étant, à la lecture des avis, il ne semble pas que cette méthode de valorisation des droits d’usufruit et de nue-propriété était remise en cause en tant que telle. Pourtant, on peut présumer que le choix d’une méthode forfaitaire dissociée de la valeur actualisée des fruits (dividendes) que pouvaient raisonnablement espérer percevoir l’usufruitier conduisait à faire supporter à l’usufruitier un investissement hors de proportion avec les avantages attendus. Ce postulat nous paraît renforcé par le constat, par le Comité, de ce que le résultat de cet investissement était structurellement déficitaire.
Rappelons à cet effet que l’administration fiscale et surtout le juge de l’impôt considèrent qu’il convient, en principe, d’évaluer un usufruit temporaire par référence au flux de revenus attendus et non par référence au barème fiscal de l’article 669 du CGI[1]. En présence d’un investissement déficitaire, la valeur de l’usufruit aurait pu être nulle.
En tout état de cause, le déséquilibre entre l’investissement immédiat et effectif des deux parties, soit 69 % pour la société usufruitière et un montant symbolique – du fait de la non-libération des apports – pour les nus-propriétaires, fragilisait le schéma dans son ensemble. Les avis du Comité ne précisent pas quels éventuels arguments ont été présentés par les contribuables pour expliquer pourquoi la société usufruitière a accepté de libérer intégralement ses apports alors que les nus-propriétaires ne consentaient pas un effort de même nature.
Dès lors, en synthèse, que l’usufruitière supportait l’intégralité (ou presque) du financement en fonds propres, le solde du prix d’acquisition étant financé par des emprunts bancaires, rien ne semblait justifier pour la société qu’elle renonce à recevoir en contrepartie la pleine propriété des parts des SCI.
Précisons pour mémoire que si cette cession d’un tel usufruit temporaire intervenait aujourd’hui et outre le risque de remise en cause souligné par l’analyse du Comité, le produit de cette cession serait désormais imposable dans la catégorie des revenus fonciers ou des revenus de capitaux mobiliers conformément aux dispositions de l’article 13-5 du CGI au titre de la première cession d’un usufruit temporaire ; en outre, la base imposable serait déterminée par référence au produit de cession ou à la valeur de l’usufruit temporaire si elle est supérieure ce qui renforce l’importance de la valeur de l’usufruit et de sa détermination par référence à une situation prévisionnelle circonstanciée.
Ces nouveaux avis du Comité, sous réserve de l’issue d’un éventuel contentieux, constituent une nouvelle illustration de l’attention que l’administration prête aux investissements immobiliers démembrés (directs ou au travers de SCI).
Si, en l’espèce, la structuration appelait selon lui des critiques de principe que nous partageons au moins pour partie, cela ne doit pas faire oublier que l’opération était également fragilisée par les modalités de détermination du montant des investissements respectifs de la société usufruitière, d’une part, et des personnes physiques nus-propriétaires, d’autre part. Or, il importe que les investisseurs accordent un soin particulier à la répartition du poids de l’investissement financier dont la justification constitue un pilier essentiel de la légitimité des opérations.
Article paru dans le magazine Option Finance du 27/04/2020
[1] Voir en particulier CE 9ème – 10ème ch. 30-9-2019 n° 419855, Sté Hôtel Restaurant Luccotel ; CE 9ème – 10ème ch. 30-9-2019 n° 419860, Sté VP Santé.
Auteurs
Pierre Carcelero, avocat associé, droit fiscal
Edouard Nahmias, avocat, droit fiscal
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