Recours à des travailleurs indépendants : attention au risque de requalification
28 mai 2019
Les plateformes numériques n’ont pas manqué d’attirer l’attention au cours des derniers mois. Par plusieurs arrêts, des livreurs et chauffeurs travaillant sous le statut d’auto-entrepreneur ont obtenu la requalification de la relation en contrat de travail.
Ces arrêts méritent une attention particulière, car les jurisprudences Uber et Take Eat Easy peuvent très bien s’appliquer à d’autres hypothèses.
Requalification des contrats dans les entreprises numériques
L’arrêt Take Eat Easy
La Cour de cassation a d’abord, par un arrêt très remarqué du 28 novembre 2018 (n°17-20.079), considéré que le livreur qui travaillait pour Take Eat Easy était lié à la société par un contrat de travail.
Take Eat Easy est une plateforme de mise en relation de restaurateurs avec des clients. Les clients passent commande auprès de ces restaurateurs et leurs commandes leur sont ensuite livrées par des coursiers à vélo.
Le livreur a eu deux accidents de travail et a saisi le conseil des prud’hommes afin de voir sa relation contractuelle avec Take Eat Easy requalifiée en contrat de travail.
L’arrêt Take Eat Easy a été l’occasion pour la Cour de cassation de rappeler que l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité.
Ainsi le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Il peut également résulter de l’intégration dans un service organisé (Cass. Soc., 22 mars 2018, n°16-28641 infra).
Dans le dossier Take Eat Easy, les juges ont estimé que l’application téléchargée par le coursier pour réaliser sa prestation était dotée d’un système de géolocalisation permettant de suivre en temps réel sa position et de comptabiliser le nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci. Cette application permettait en outre l’exercice d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier.
Selon la Cour de cassation, il résulte de ces constatations que le livreur se trouvait de fait placé dans un lien de subordination avec la plateforme, de sorte qu’il était bien son salarié.
La décision Uber
Quelques semaines plus tard, la cour d’appel de Paris a rendu un arrêt dans lequel elle a conclu à la requalification de la relation contractuelle d’un chauffeur avec la société Uber France en contrat de travail (CA Paris, 10 janvier 2019, n°17/00349).
La cour d’appel de Paris a raisonné en deux temps.
D’une part elle a relevé que ledit chauffeur, exerçant son activité sous le statut d’auto-entrepreneur, ne disposait pas de l’indépendance requise. En effet, l’arrêt est rendu au visa de l’article L.8221-6 du Code du travail qui prévoit, pour les personnes travaillant sous le statut d’auto-entrepreneur, une présomption de non salariat.
Or, pour la cour d’appel de Paris, si la condition essentielle de l’entreprise individuelle indépendante est le libre choix que son auteur fait de la créer ou de la reprendre, de maîtriser l’organisation de ses tâches et de rechercher sa clientèle, celle-ci n’était en l’espèce pas remplie.
Le chauffeur avait en effet été contraint de devenir partenaire de la Société et avait été intégré dans un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par Uber BV. Par ailleurs, sans passer par la plateforme, le chauffeur n’avait pas d’activité personnelle et n’avait aucun contact avec la clientèle de la plateforme, les chauffeurs se voyant opposer l’interdiction par Uber de se constituer une clientèle propre.
D’autre part, faisant application de la méthode dite du faisceau d’indices, la Cour d’appel a considéré que l’existence d’un contrat de travail était avérée. Ainsi, elle a relevé que les tarifs étaient contractuellement fixés au moyen des algorithmes de la plateforme par un mécanisme prédictif, imposant au chauffeur un itinéraire particulier.
La cour a également souligné que la Société exerçait un contrôle sur les chauffeurs, notamment en matière d’acceptation des courses, ceux-ci recevant le message « Etes-vous encore là ? » au bout de 3 refus de sollicitations. Parmi les nombreux indices relevés, la cour d’appel de Paris énonce également que la Société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard des chauffeurs, puisqu’elle fixait un taux d’annulation des commandes pouvant entraîner la perte d’accès au compte et la perte définitive d’accès à l’application Uber en cas de signalements de « comportements problématiques » par les utilisateurs.
Il en ressortait que le chauffeur travaillait bien pour le compte d’une autre personne, sous la subordination de laquelle il était placé, moyennant rémunération et partant, que le contrat conclu s’analysait en un contrat de travail.
Le risque de requalification en contrat de travail touche toutes les entreprises
Les employeurs autres que ceux exploitant des plateformes numériques ne sont pas non plus à l’abri.
En effet, l’étude de la jurisprudence met en lumière plusieurs situations dans lesquelles le salariat a été retenu.
Ainsi, la Cour de cassation a eu à connaître d’un litige concernant une personne qui, après avoir exercé pendant quelques mois une activité professionnelle au sein d’une entreprise puis démissionné, a repris l’exercice de la même activité que celle exercée lorsqu’elle était salariée mais cette fois sous le statut d’auto-entrepreneur.
La Cour a considéré que « caractérise un lien de subordination le fait qu’une personne ait poursuivi sous le statut d’auto-entrepreneur, après avoir démissionné, son activité pour la même entreprise, dans les locaux de celle-ci, en utilisant la pointeuse de cette dernière. Il se déduisait de ces constatations qu’il travaillait sous la direction et le contrôle de l’entreprise » (Cass. Soc., 22 mars 2018, n°16-28641).
Mais le litige n’est pas nécessairement initié par le travailleur indépendant.
Dans un autre arrêt récent rendu par la cour d’appel de Nîmes (29 janvier 2019, n°16/05297), un employeur a fait l’objet d’un redressement Urssaf au titre d’une remise en cause de l’activité d’auto-entrepreneur.
L’auto-entrepreneur en question exerçait une activité de comptable auprès de différents exploitants, dont l’employeur objet du redressement.
La Cour d’appel a jugé, sur la base des éléments de fait portés à sa connaissance, que le redressement opéré par l’Urssaf était justifié et que l’organisme avait, à bon droit, réintégré dans les cotisations sur salaires, les sommes versées à la comptable.
Il résultait de l’ensemble des éléments de preuve que la comptable se trouvait dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de la Société puisqu’elle ne supportait aucun risque économique en raison d’une rémunération régulière, et ce d’autant plus qu’elle n’assurait aucune publicité dans le but d’accroître sa clientèle.
Par ailleurs, compte tenu des fonctions exercées (prestations administratives, saisie d’écritures comptables), elle recevait nécessairement des ordres et instructions de la part de la Société.
Enfin, la Cour a relevé que la comptable disposait des clés et d’un bureau dans les locaux de la société, de sorte que celle-ci travaillait bien dans le cadre d’un service organisé.
Les sanctions encourues
Les risques auxquels s’expose l’employeur sont ainsi de trois ordres :
-
- au plan civil : le risque premier est évidemment celui d’un contentieux devant le Conseil des Prud’hommes à l’issue duquel l’indépendant pourra obtenir la requalification de sa relation en contrat de travail, avec les conséquences financières suivantes : rappels de salaires, versement de l’indemnité de congés payés, rappel d’heures supplémentaires, versement de l’indemnité de licenciement, etc. ;
-
- au plan de la sécurité sociale : l’Urssaf pourra réclamer auprès de l’employeur le versement de cotisations sociales sur salaires (et majorations de retard) en requalifiant les honoraires versés en salaires ;
-
- au plan pénal : la requalification peut conduire à des poursuites pour dissimulation d’emploi salarié. Les personnes physiques auteur de travail dissimulé risquent une peine d’emprisonnement de trois ans et une amende de 45 000 euros, tandis que les personnes morales peuvent se voir appliquer une amende de 225 000 euros.
Tous les employeurs sont donc incités à la plus grande prudence dans leurs rapports avec les travailleurs extérieurs travaillant pour leur compte. Au-delà de la qualification juridique donnée au contrat, ce sont les conditions matérielles d’exécution qui comptent.
Article publié dans les Echos Executives le 28/05/2019
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