Normalité des taux d’intérêt intra-groupe : le taux bancaire auquel se finance la société mère n’est pas un comparable pertinent
Pour la première fois, le Conseil d’Etat se prononce sur la normalité des taux d’intérêt intra-groupe au regard du dispositif de l’article 212, I du CGI limitant la déduction fiscale desdits intérêts. Cet arrêt sévère démontre la difficulté de rapporter la preuve de la normalité d’un taux intra-groupe supérieur au taux de référence prévu par le CGI.
L’endettement intra-groupe présente de grands avantages et les entreprises y recourent fréquemment. Notamment, il offre une grande souplesse dans la détermination des modalités de rémunération, de remboursement et de garantie et permet de négocier de manière centralisée des financements bancaires. Dans ce cas, une société « pivot » s’endette auprès d’un établissement financier et refinance, en miroir, les sociétés de son groupe.
Toutefois, la règlementation fiscale française prévoit des règles spécifiques relatives à la limitation de la déduction des charges financières afférentes aux emprunts intra-groupe qui ont un impact sur la détermination de l’assiette taxable.
A ce titre, l’article 212, I du Code Général des Impôts (CGI) limite la déduction des intérêts versés à une entreprise liée à hauteur de ceux qui seraient calculés en appliquant un taux égal à la moyenne annuelle des taux effectifs moyens pratiqués par les établissements de crédit pour des prêts à taux variable aux entreprises d’une durée initiale supérieure à deux ans. La loi de finances pour 2006 a toutefois assoupli le dispositif en permettant la déduction d’intérêts versés à des entreprises liées à un taux supérieur à ce taux de référence, dès lors qu’il peut être établi qu’il correspond au taux que l’entreprise aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues.
De manière logique, l’administration fiscale indique que cette comparaison doit tenir compte (i) des caractéristiques des avances (montant, échéance, éventuel risque de change) et (ii) de la situation propre de l’entreprise emprunteuse, telle que notamment son risque de crédit.
La preuve par la présentation d’une offre de prêt d’un établissement bancaire concomitante au financement intra-groupe.
L’administration considère que cette preuve est apportée « si l’entreprise justifie, par exemple, d’une offre de prêt à la date à laquelle cet emprunt [intra-groupe] a été contracté » [BOI-IS-BASE-35-20-10].
En pratique, dans le cadre d’opérations de contrôle, l’administration fiscale applique souvent sa propre doctrine en omettant purement et simplement la locution « par exemple », ce qui impose comme seule preuve de la normalité du taux intra-groupe la production d’une offre de prêt bancaire concomitante au financement intra-groupe. Une telle position revient à exiger d’une entreprise qu’elle s’engage dans un processus d’obtention d’un prêt bancaire… alors même qu’elle envisage, en fait, de recourir à un endettement intra-groupe.
A la suite de tels contrôles, de nombreuses juridictions administratives ont dû se prononcer ces dernières années sur ce dispositif, et plus précisément sur les modalités de la preuve de la normalité du taux intra-groupe. Loin d’apporter des solutions uniformes, ces décisions ont eu pour effet d’augmenter l’insécurité fiscale liée à la déduction des intérêts versés dans le cadre d’emprunts intra-groupe.
Une appréciation stricte par la jurisprudence des moyens de preuve de la normalité des taux intra-groupe.
Certaines décisions bienvenues ont tempéré les exigences de l’administration, en admettant par exemple qu’une entreprise justifie le taux des intérêts versés à une entreprise liée par la production d’une étude économique pertinente et détaillée1.
D’autres juridictions ont en revanche fortement limité la possibilité pour une entreprise de justifier la normalité du taux intra-groupe, en refusant d’accepter comme preuve des offres de prêt ou des attestations bancaires dès lors qu’elles n’étaient pas concomitantes au financement intra-groupe2 ou lorsque l’expertise de l’établissement bancaire dans le domaine d’activité de l’emprunteur n’était pas établie3.
De manière toute aussi stricte, la Cour administrative d’appel de Paris vient de limiter le champ des comparables pertinents4. Ainsi, si la Cour confirme que l’administration fiscale ne peut exiger comme seule preuve une offre de prêt contemporaine des opérations de financement, elle écarte comme justification pertinente la production d’une étude d’un cabinet international, complétée par deux expertises judiciaires ultérieures dès lors que les comparables retenus faisaient référence à des taux issus de marchés financiers obligataires. Selon la Cour, la normalité d’un taux intra-groupe ne peut être justifiée qu’au regard des taux pratiqués par des établissements ou organismes financiers indépendants, à l’exclusion des taux qu’une entreprise aurait pu obtenir en se finançant sur les marchés financiers.
Ce refus de considérer comme pertinents les taux obligataires ne fait que creuser l’écart entre la règle fiscale et la réalité financière dès lors que de nombreuses entreprises, notamment dans le cadre d’opérations de LBO, ont épuisé leur recours au financement bancaire et n’ont pas d’autre choix que d’obtenir des financements alternatifs notamment via l’émission d’obligations.
C’est précisément dans un contexte de financement d’une opération de LBO que le Conseil d’Etat se penche pour la première fois sur la justification de la normalité d’un taux intra-groupe au sens de l’article 212, I du CGI dans un arrêt SNC Siblu du 18 mars 20195.
Dans cette affaire, une société créée dans le cadre d’une opération de LBO s’est endettée auprès de deux sociétés de son groupe -sa société mère et une sous-filiale financière- au taux de 8,28%. Afin de justifier la normalité de ce taux, la société a notamment relevé que :
- sa situation propre ne lui permettait pas d’avoir accès à un nouveau financement bancaire ;
- ce taux de 8,28% correspondait précisément au taux que les sociétés prêteuses avaient obtenu dans le cadre du financement bancaire de l’opération de LBO.
Sur le premier point, le Conseil d’Etat n’a pas fait sien l’adage « à l’impossible nul n’est tenu » puisqu’il a considéré que l’impossibilité d’avoir accès à un financement bancaire ne dispensait pas la société emprunteuse, pour justifier la normalité du taux intra-groupe, de prouver qu’elle se serait endettée à un taux analogue auprès d’un établissement financier indépendant.
En second lieu, le Conseil d’Etat complète sa jurisprudence – rendue sur le fondement d’actes anormaux de gestion et en matière de prix de transfert6 – en affirmant que « le taux d’intérêt auquel l’entreprise emprunteuse aurait pu s’endetter auprès d’organismes financiers indépendants doit être apprécié au regard […] des caractéristiques propres de cette entreprise et non de celles du groupe de société auquel elle appartient ». Le Conseil d’Etat en déduit que la Cour administrative d’appel de Bordeaux a souverainement pu décider que la SNC Siblu n’apportait pas la preuve de la normalité du taux intra-groupe en faisant valoir qu’il correspondait exactement à l’application des taux prévus dans le contrat de financement du groupe auprès d’un établissement bancaire.
Autrement dit, le taux bancaire obtenu par un groupe pour financer une opération de LBO n’est pas un comparable pertinent pour apprécier la normalité du taux du prêt intra-groupe contracté par le holding d’acquisition pour financer le LBO.
On ne peut que s’étonner de ce résultat tant il heurte la logique économique et financière. En effet, il est difficilement imaginable qu’une société membre d’un groupe puisse obtenir d’une banque le financement d’une opération de LBO à un meilleur taux que celui négocié par le groupe auquel elle appartient.
Cette décision ne présage rien de bon quant à la possibilité pour les entreprises de s’écarter du taux de référence pour fixer les taux intra-groupe, notamment dans le cadre d’opérations de LBO. Comme l’a relevé le Rapporteur public à l’audience dans cette affaire, soit le législateur pourrait intervenir pour faire évoluer le texte de référence, pour éviter qu’il aboutisse à une preuve quasiment impossible à apporter, soit la solution sera à rechercher dans la structuration des opérations de LBO.
Notes
1 TA Montreuil, 30 mars 2017, n°1506904, société BSA.
2 CAA Paris, 4 novembre 2014, n°14PA00814, SAS Immobilière du 20 rue Monsieur.
3 Par exemple, TA Paris, 30 janvier 2018, n°1707553, SAS Studalis.
4 CAA Paris, 31 décembre 2018, n°17PA03018.
5 CE, 18 mars 2019, n°411189, SNC Siblu.
6 CE, 19 juin 2017, n°392543, min. c/société General Electric.
Auteurs
Martine Ebrard-Grellety, avocat associée, droit fiscal
Arnaud Fernandes, avocat en droit fiscal