Consultation publique de l’OCDE sur les solutions possibles aux défis fiscaux liés à la numérisation de l’économie : vers une fiscalité disruptive
127 pays de l’OCDE s’accordent pour travailler sur 4 propositions de méthodes de détermination et de répartition entre Etats des bénéfices tirés de l’activité numérique. Une consultation publique est organisée le 13 et 14 mars 2019 à l’OCDE. Le consensus est recherché pour 2020.
L’ère du digital se caractérise par des investissements massifs dans la technologie, la mobilité, l’hyper concentration, la nécessité très relative d’une présence physique et l’accumulation de valeur chez les entreprises grâce aux utilisateurs. Dès 2013, le G20 a mesuré l’urgence de définir un cadre fiscal adapté afin de prévenir les abus et de répartir les bénéfices imposables entre les Etats. Les travaux de l’OCDE et BEPS tendent vers une solution fondée sur le consensus.
Faut-il circonscrire les solutions aux entreprises à forte composante numérique (type GAFA) ou les généraliser ? Une approche multilatérale est-elle plus efficace que des mesures unilatérales plus immédiates face aux contraintes politiques et budgétaires comme en France ? Faut-il maintenir le droit d’imposer selon le lieu d’implantation du siège et/ou des actifs ou évoluer vers une imposition dans le pays du marché ou de l’utilisateur ? Comment définir alors le seuil de rattachement d’une entreprise multinationale avec une présence limitée, voire inexistante dans le pays de création de valeur (qui reste aussi à définir) ? La détermination de la clef de répartition des bénéfices sera le point central des discussions entre des pays qui peuvent avoir des intérêts divergents selon l’importance de leurs acteurs numériques (Etats-Unis, Chine), leur taille (Inde) et leur développement.
L’analyse des trois propositions formulées par différents pays1 fait état d’un premier consensus sur la reconnaissance de nouveaux déterminants reconnus essentiels dans la création de valeur comme les utilisateurs des sites, les actifs commerciaux incorporels ou une présence économique significative. La méthode détermination des bénéfices en découlant et de leur répartition entre les Etats devrait s’éloigne du principe traditionnel de pleine concurrence.
Imposition dans Etat de l’Utilisateur
La Grande Bretagne a formulé une proposition ciblant les plateformes media, les moteurs de recherche et les places de marché virtuelles. Elle est centrée sur la participation des utilisateurs. Ils sont essentiels pour développer une marque, fournir du contenu, proposer des biens et des services, étendre le réseau et faire le contrôle qualité en notant les autres participants. Pour aligner cette création de valeur impossible à appréhender en l’absence de présence physique avec l’imposition des bénéfices, il est proposé de nouvelles règles de répartition des bénéfices.
Les méthodes traditionnelles de fixation de prix de transfert ne sont pas considérées comme adaptées. La démarche proposée consisterait à calculer un « bénéfice résiduel ou non standard » de l’entreprise ou « le bénéfice disponible après que les activités courantes ont donné lieu à une tarification de pleine concurrence », avant d’en attribuer une fraction à la valeur créée par les utilisateurs par application d’un pourcentage convenu par avance ou par données quantitatives/qualitatives. Cette fraction serait répartie selon un critère de répartition également convenu. Cette approche, considérée comme « pragmatique », reste ciblée à certains opérateurs digitaux et le serait réellement avec l’adoption de clefs de calcul et de répartition simples.
Imposition dans l’Etat du Marché
Les Etats-Unis ont abaissé leur taux d’IS fédéral à 21% et ont fixé un taux minimal d’imposition des bénéfices d’actifs incorporels faiblement taxés à l’étranger (dispositif « GILTI »). Ces réformes ont modifié leur perception des travaux BEPS. La proposition américaine concerne toutes les industries. Il s’agirait de reconnaître au pays du marché le droit d’imposer les revenus découlant des actifs incorporels commerciaux (« AIC ») développés par les entreprises du fait de leur intervention active visant à susciter une attitude favorable des consommateurs. Il peut s’agir des marques mais aussi des données sur les clients, les relations avec les clients ou les utilisateurs. L’imposition dans le pays du marché des entreprises étrangères à forte composante numérique comme les GAFA ou plus traditionnelles de vente de biens et de service sans présence ou ayant une présence limitée serait ainsi possible2. Un « bénéfice résiduel » reconstitué provenant des AIC et des risques afférents serait attribué au pays du marché. Néanmoins, les bénéfices attribuables aux biens incorporels liés à la technologie (R&D) comme aux fonctions courantes y compris celles de marketing et de distribution resteraient répartis selon le principe de pleine concurrence. La répartition du bénéfice résiduel serait opérée sans considération d’une part, des entreprises détenant les AIC (ou exerçant les fonctions liées) et d’autre part, de la répartition des bénéfices selon la méthode actuelle. La clef de répartition entre Etats pourrait être déterminée selon les méthodes actuelles de prix de transfert avec un nécessaire retraitement pour définir la contribution des AIC dans les bénéfices de l’entreprise ou, alternativement, sur la base d’un critère de répartition comme le chiffre d’affaire.
La proposition américaine concerne toutes les activités dès lors qu’elles sont exercées sans présence ou avec une présence limitée. L’écart avec le principe de pleine concurrence est ici réduit à ce qui semble être strictement nécessaire pour reconnaître l’imposition dans l’Etat des AIC. Il serait néanmoins intéressant d’évaluer l’impact de la subsistance des principes actuels de répartition des bénéfices tirés de la technologie (R&D) et des activités de marketing/distribution sur le bénéfice résiduel à répartir.
Imposition selon une « Présence Economique Significative »
La proposition de l’Inde (avec ses 1,3 milliards d’habitants en 2018) et des pays en développement est plus simple et radicale. Il s’agit de répartir les bénéfices sur la base de formules préétablies dites fractionnaires (sur la base de critères liés au nombre des utilisateurs, des revenus, de la langue du site etc.) entre pays où une présence économique significative de l’entreprise est caractérisée (définie par le jeu de critères liés au nombre des utilisateurs, des revenus, de la langue du site etc.). L’Inde est sur le point d’adopter des mesures comparables. La base d’imposition pourrait être déterminée en appliquant le taux de profit mondial de l’entreprise aux recettes générées dans le pays. Le nombre d’utilisateurs (notamment) pourrait être pris en compte dans la répartition des bénéfices avantageant les pays à forte population. La méthode du profit split préconisée dans la proposition de directive européenne sur les sociétés ayant une présence digitale significative ne semble pas avoir été reprise3. Une retenue à la source comme instrument de collecte ou de contrôle pourrait être instituée. Cette proposition reste à finaliser.
Vers un consensus international
Les bases d’un consensus international semblent être posées avec la reconnaissance, certes différenciée, de la création de valeur dans l’Etat du marché. La création de valeur par la présence et l’activité des utilisateurs est reconnue chez l’entreprise fournissant la plateforme ou le moteur de recherche. Elle n’est pas attribuée aux utilisateurs qui pourraient être considérés rémunérés par la fourniture de services gratuits par exemple. La valeur réside par ailleurs dans les actifs incorporels de commercialisation constitués dans le pays du marché alors même que les activités de commercialisation y seraient exercées en dehors et sans égard pour les actifs de fabrication moins susceptibles de transfert de bénéfices selon l’OCDE. La solution pourrait être appliquée par branche d’activités avec des méthodes de calcul simplifiées. La proposition américaine a le mérite d’être universelle en visant aussi les acteurs non digitaux et reste proche du principe de pleine concurrence. Les 127 pays doivent maintenant surtout s’accorder sur les méthodes de détermination des bénéfices et de leur répartition. Ensuite, la réattribution des bénéfices ne devra pas générer de double imposition du fait de la coexistence avec les règles de répartition traditionnelles. Enfin, la prévention des différents comme leur règlement entre Etats seront également essentiels au succès de cette révolution fiscale numérique multilatérale que les Etats et l’Union Européenne attendent urgemment.
Notes
1 Nous n’examinons pas ici la proposition soutenue conjointement par la France et l’Allemagne et qui vise -dans un souci préventif d’érosion de base fiscale- à instaurer au niveau international un taux d’imposition minimale applicable aux succursales ou entités étrangères contrôlées soumises à un faible taux effectif d’imposition trop faible, la non déduction de paiements ou le rejet d’un avantage fiscal lorsque le paiement est insuffisamment imposé chez la partie liée bénéficiaire.
2 Ce qui apparaît difficile en l’état actuel des conventions fiscales y compris lorsque l’entreprise numérique dispose en France d’un support commercial et marketing (TA Paris, 12 juillet 2017, n°1505113/1-1 Google Ireland Limited et CAA Paris, 1er mars 2018, n°17PA01538, Conversant/ValueClick).
3 Directive 2018/0072 du 21/03/2018 (CNS).
Auteur
Michel Collet, avocat associé en fiscalité internationale