La technique du démembrement de propriété face au juge de l’impôt
L’acquisition de la propriété d’un bien en démembrement est une stratégie patrimoniale bien connue des praticiens, notamment pour financer l’immobilier d’entreprise. La jurisprudence récente du juge de l’impôt apporte à cet égard un éclairage intéressant sur certaines problématiques pratiques.
Plus ou moins sophistiquée, la technique de l’acquisition d’un bien immobilier professionnel en démembrement repose sur une base commune : l’entreprise acquiert l’usufruit des locaux d’exploitation pour une durée fixe alors que la nue-propriété est détenue par son associé personne physique.
Cette structuration présente un certain nombre d’avantages. En tant que détentrice de l’usufruit, la société exploitante n’a plus à faire face au versement des loyers pendant la période couverte par le droit d’usufruit, mais au financement d’échéances d’emprunt ce qui, en période de taux d’intérêt bas notamment, peut être nettement plus intéressant. Par ailleurs, au terme du démembrement, la pleine propriété se reconstitue dans le patrimoine de l’associé, sans imposition. L’associé peut alors céder l’immeuble ou le donner à bail ce qui lui assure une rente pour sa retraite.
Le législateur a mis un sérieux coup de frein à cette pratique en 2012. Depuis le 14 novembre 2012 en effet, l’article 13-5 du code général des impôts (CGI) prévoit, dans certains cas de figure, l’imposition du prix de vente de l’usufruit temporaire dans la catégorie des revenus fonciers (plus lourde que celle des plus-values), entre les mains du vendeur, et ce en totalité l’année de la cession.
Si ce dispositif embrasse large, certains schémas d’acquisition en démembrement conservent malgré tout leur intérêt et la jurisprudence rendue en la matière, particulièrement riche en 2018, est scrutée avec d’autant plus d’attention. Petit tour d’horizon.
Le droit d’usufruit est-il amortissable ?
Le droit d’usufruit est en principe considéré comme un élément incorporel de l’actif immobilisé de l’entreprise. Se pose alors la question de son amortissement et de la déduction fiscale des charges correspondantes.
S’appuyant sur une jurisprudence ancienne du Conseil d’Etat1, la doctrine administrative indique que l’entreprise usufruitière ne peut pratiquer aucun amortissement à raison du bien démembré2.
Toutefois, la question de l’amortissement du bien dont la propriété est démembrée ne doit pas être confondue avec la question de l’amortissement du droit d’usufruit lui-même. Sur cette question, ni la loi, ni la doctrine administrative n’apportent de réponse définitive.
S’agissant de la jurisprudence, plusieurs tribunaux de première instance (Poitiers, Paris et Strasbourg) ont jugé, à propos d’immeubles et de titres, que le droit d’usufruit peut être amorti sur la durée pour laquelle il est consenti3.
La décision rendue par le tribunal administratif de Strasbourg a été portée devant la Cour administrative d’appel de Nancy qui a, elle aussi, validé tout récemment la possibilité d’amortir l’usufruit4. Cette affaire est particulièrement intéressante car, contrairement aux autres décisions rendues en la matière, l’usufruit n’était pas prévu pour une durée fixe mais était de nature viagère.
Le contribuable avait en effet, dans cette affaire, acquis l’usufruit viager d’un bien immobilier donné en location meublée et avait déduit de son résultat imposable, dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux, les charges d’amortissement.
Alors que l’administration fiscale contestait la possibilité de déduire ces charges, la Cour de Nancy a donné gain de cause au contribuable en jugeant que la durée prévisible durant laquelle l’usufruit produirait ses effets bénéfiques sur l’activité de loueur en meublé pouvait bien être déterminée, au regard de l’âge de l’usufruitier et des statistiques de l’Insee en matière d’espérance de vie.
L’administration ayant néanmoins formé un pourvoi en cassation contre cette décision, la question de l’amortissement de l’usufruit demeure un sujet contentieux dans l’attente de la position du Conseil d’Etat.
Droits de mutation : quel barème appliquer aux cessions d’usufruit viager à une société ?
Deux régimes s’appliquent en matière de droits d’enregistrement : en cas de cession d’un usufruit viager, la valeur de l’usufruit est déterminée selon l’âge de l’usufruitier à la date de la cession5 ; à l’inverse, en cas de cession d’un usufruit temporaire, sa valeur est déterminée en fonction de la durée convenue de l’usufruit (23% par tranche de 10 ans)6.
Dès lors, quel barème appliquer à la cession à une société d’un usufruit viager ?
En effet, même viager, la durée d’un usufruit détenu par une société ne peut excéder trente ans en application de l’article 619 du code civil.
Dans cette situation hybride, la Cour de cassation7 a privilégié la nature viagère de l’usufruit et a confirmé l’application du premier barème, qui était en l’espèce plus favorable au contribuable.
Mais au-delà de la position apportée par le juge en matière de droits de mutation, cette décision trouve un écho particulier pour l’application du dispositif de l’article 13-5.
Dispositif de l’article 13-5 du CGI : la question de son champ d’application reste ouverte
Comme rappelé ci-dessus, le dispositif de l’article 13-5 du CGI prévoit l’imposition du produit résultant de la première cession d’un usufruit temporaire dans la catégorie des revenus à laquelle se rattache le revenu procuré par le bien sur lequel porte l’usufruit (par exemple : revenus fonciers lorsque l’usufruit porte sur un immeuble loué nu).
Ce régime s’appliquant aux cessions d’usufruits temporaires, les usufruits viagers ne sont a priori pas concernés. La question se pose alors de savoir si la cession d’un usufruit à une société entre systématiquement dans le champ de ce dispositif.
Dans cette situation, l’Administration fiscale a apporté les précisions suivantes8 :
- si l’usufruit est constitué « sur la tête » de la société, la cession entre dans le champ du régime de l’article 13-5 puisque l’usufruit est dans ce cas nécessairement consenti pour une durée fixe;
- si, en revanche, l’usufruit est préconstitué sur la tête du cédant antérieurement à la cession, alors la cession porte sur un usufruit viager et, à ce titre, n’entre pas dans le champ du régime de l’article 13-5.
La doctrine administrative ne vise donc pas le cas d’une cession à une société d’un usufruit non préconstitué sur la tête du cédant mais dont la durée, fonction de la survivance de l’un des actionnaires personnes physiques, est néanmoins viagère.
Dans cette situation particulière, la transposition de la solution rendue par la Cour de cassation dans l’affaire précitée pourrait conduire à la non application du dispositif de l’article 13-5.
Evaluation de l’usufruit : attention à la libéralité
Si, pour la liquidation des droits d’enregistrement, la valeur de la nue-propriété et de l’usufruit est déterminée par un barème légal, aucune disposition similaire n’est prévue en matière d’impôt sur les revenus. La valeur des droits démembrés doit donc, en la matière, faire l’objet d’une évaluation économique précise, sous le contrôle de l’administration fiscale.
Un arrêt récent du Conseil d’Etat le rappelle clairement9. Dans cette affaire, deux personnes s’étaient portées acquéreuses, respectivement, de l’usufruit temporaire et de la nue-propriété d’un immeuble. L’Administration fiscale considérait que la valeur de l’usufruit avait été délibérément surévaluée et, ce faisant, que l’usufruitier avait octroyé au nu-propriétaire une libéralité taxable sur le fondement de l’article 111, c du CGI.
Ce redressement a en l’espèce été validé par le Conseil d’Etat. Ce dernier a tout d’abord rappelé les principes applicables en matière de libéralité : la preuve d’un avantage occulte peut être regardée comme apportée par l’administration lorsque sont établies, (i) d’une part, l’existence d’un écart significatif entre les prix convenus et les valeurs vénales des biens cédés, et (ii) d’autre part, l’intention de l’usufruitier d’octroyer une libéralité au nu-propriétaire.
Le Conseil d’Etat a ensuite rappelé que la valeur des droits démembrés doit être déterminée selon des méthodes d’évaluation conformes aux pratiques de marché. Selon les juges du Palais Royal, « constitue une telle méthode d’évaluation celle qui définit des prix de la nue-propriété et de l’usufruit tels qu’ils offrent le même taux de rendement interne de l’investissement pour l’usufruitier et le nu-propriétaire ».
Si certaines de ces décisions méritent encore d’être confirmées, elles ont certainement pour effet de redonner de l’intérêt à certaines stratégies d’acquisition de biens en démembrement, en particulier dans la situation où l’usufruit, acquis par une société soumise à l’IS, est constitué sur la tête d’un actionnaire personne physique. En toute hypothèse, la correcte répartition des valeurs entre les droits démembrés conserve toute son importance pour éviter la taxation d’une libéralité entre les mains de l’une des parties.
Notes
1 CE, 16 novembre 1936, n°48224.
2 BOI-BIC-AMT-10-20-20170301 n°260.
3 TA Poitiers, 21 novembre 1996, n°95-1701 ; TA Paris, 6 juillet 2009, n°04-19716 ; TA Strasbourg, 14 mars 2017, n°1602812.
4 CAA Nancy, 22 février 2018, n°17NC01196 et 17NC00780.
5 Article 669 I du CGI.
6 Article 669 II du CGI.
7 Cass, 26 septembre 2018, n°16-26.503.
8 BOI-IR-BASE-10-10-30-20170406 § 90.
9 CE, 24 octobre 201
Auteurs
Philippe Gosset, avocat, droit fiscal
Isabelle Pichard, avocat, droit fiscal