Du Code de commerce au Code de l’expropriation : d’une éviction à l’autre
Les vicissitudes de la vie économique et des projets publics comme, par exemple, la réalisation du futur village olympique sur le site de Saint-Ouen, exposent le locataire commercial aux risques d’éviction de ses locaux d’exploitation, que ce soit par son bailleur ou par l’autorité publique.
Le principe posé tant par le Code de commerce (L.145-14) que le Code de l’expropriation (L.321-1) est l’indemnisation de l’entier préjudice du locataire évincé.
Les règles qui président à l’évaluation de cette indemnité apparaissent très similaires dans les deux législations. En sus de l’indemnité principale représentant soit la valeur de son fonds de commerce, s’il ne peut être déplacé sans perdre l’essentiel de la clientèle, soit la valeur du droit au bail, si le fonds est raisonnablement transférable, le preneur a droit à différentes indemnités dites accessoires dont les frais de réinstallation correspondant à l’investissement en travaux, aménagements et équipements que doit réaliser le preneur dans les nouveaux locaux afin de déplacer son fonds de commerce.
En présence de locaux complexes comportant des équipements spécifiques, tels que les locaux de stockage ou laboratoires, ces frais peuvent représenter un montant substantiel et excéder celui de l’indemnité dite principale. Le débat amiable ou judiciaire se focalise très souvent sur l’indemnisation de ce préjudice substantiel subi par le preneur qui doit investir dans de nouvelles installations pour continuer son exploitation. En droit de l’expropriation, le principe est que l’indemnité d’expropriation doit permettre à l’exproprié de se replacer dans la même situation mais elle est limitée aux préjudices directs et certains.
Forte de ces règles, la pratique de la jurisprudence s’avère néanmoins très variable. Si les juridictions s’accordent à prendre pour base de l’évaluation la valeur à neuf des nouvelles installations et aménagements, il existe néanmoins une très grande diversité des abattements effectués sur cette valeur qui peuvent varier dans une fourchette de 20 à 80%1. On relève la même amplitude de pourcentages d’abattement dans les décisions rendues par les juridictions des baux commerciaux2.
La plupart de ces abattements sont justifiés par la vétusté et l’amortissement comptable des aménagements existants dans les locaux évincés.
Si la prise en compte de la vétusté des équipements paraît légitime, dans la mesure où le preneur, même en l’absence d’éviction, aurait dû remplacer à court terme ces équipements, en revanche, la prise en compte de l’amortissement comptable nous paraît discutable et non conforme au principe d’indemnisation de l’entier préjudice.
En effet, un équipement qui est complètement amorti peut bénéficier d’une durée de vie économique bien plus longue. Comme le souligne un auteur, ce n’est pas la valeur comptable qui est déterminante mais la « valeur d’usage » de l’équipement3.
La jurisprudence de la cour d’appel de Paris rendue en matière d’éviction dans le cadre du statut des baux commerciaux paraît désormais orientée en ce sens. La Cour a jugé que les frais de réinstallation « ne sont pas strictement fonction de ceux amortis dans les anciens locaux mais ceux nécessaires à l’installation d’une nouvelle boutique ayant de semblables caractéristiques »4.
Certaines décisions du juge de l’expropriation ont également tranché en ce sens. La cour d’appel de Paris a ainsi jugé qu’« il n’y a pas lieu à l’application d’un quelconque abattement dans la mesure où il s’agit de dédommager les dépenses de réinstallation que l’entreprise doit réaliser afin de poursuivre son activité »5.
On peut espérer que le juge de l’expropriation et celui des baux commerciaux confirmeront cette nouvelle jurisprudence conforme à l’esprit des textes.
Notes
1 TGI Paris, 26 janvier 2017, n°16/000267 : 40% ; cour d’appel de Paris, 10 avril 2014, n°10/00042 : 50%.
2 TGI Paris, 12 juillet 2016, n°13/03588 : 50% ; TGI Paris, 20 décembre 2016, n°15/06966 : 80%.
3 Sébastien Régnault, Actes Pratiques & Ingénierie immobilière n°2, avril – mai – juin 2018, p. 177.
4 CA Paris, 7 juin 2017, n°15/22989 ; JurisData n°2016-000 354. Voir aussi : cour d’appel de Versailles, 1er décembre 2017, n°15/08923 et 16/00106 : « Une indemnisation des travaux rendus nécessaires par l’éviction est due, nonobstant l’amortissement des installations du local ».
5 CA Paris, 22 novembre 2012, n°09/00051.
Auteur
Philippe Riglet, avocat associé spécialisé en droit immobilier