Le droit comptable ou fiscal étranger ne s’imposent pas au juge de l’impôt : cas d’un abandon de créances non imposé dans l’Etat où il a été consenti
L’administration française est-elle fondée à remettre en cause la déductibilité d’un abandon de créances au motif que, localement, il est inscrit comptablement comme un apport en capital ou que le droit fiscal étranger exclut son imposition ?
C’est à cette intéressante question théorique mais à fort enjeu pratique que le Conseil d’Etat vient d’apporter une réponse négative par un arrêt du 13 avril 2018, comme le laissait présager la décision Senoble Holding qu’il avait rendue tout juste un an auparavant.
Le rappel des faits et de la question en litige.
Les faits à l’origine du litige sont simples : la société PCD, mère à 100% de la société américaine LVMH P&C, lui avait consenti deux avances financières qu’elle a décidé d’abandonner au regard de la situation financière obérée de sa filiale, la situation nette de cette dernière restant largement négative après l’octroi de l’abandon de créance.
A cette date, les aides financières n’étaient déductibles qu’à concurrence de la situation nette négative de la filiale assistée car elles n’avaient alors pas pour effet de revaloriser la participation détenue par la société mère. La jurisprudence s’était clairement arrêtée sur le fait que ces principes devaient s’appliquer uniformément, que les sociétés aidées soient des filiales françaises ou étrangères. Il était donc incontestable que l’opération litigieuse constituait un abandon de créance fiscalement déductible en l’état du droit interne alors applicable. L’Administration s’est toutefois opposée à cette déduction en invoquant la comptabilisation de l’opération aux Etats-Unis non en produit taxable mais en « paid-in capital » et en la qualifiant juridiquement d’apport.
Pour prétendre s’affranchir des règles fiscales nationales, l’Administration s’est notamment prévalue, sans succès devant les juges du fond, de l’arrêt du Conseil d’Etat SNC Immobilière GSE du 7 septembre 2009 qui impliquait, selon elle, de se référer au traitement fiscal étranger pour déterminer le régime fiscal français.
Un arrêt qui s’inscrit dans une longue ligne jurisprudentielle
Mais c’était là faire une interprétation erronée de ces décisions. Le Conseil d’Etat a posé de longue date, essentiellement en matière d’interprétation des conventions fiscales, le principe de l’autonomie de l’interprétation du droit français par rapport à celui de l’Etat étranger. Ainsi, il se refuse de façon constante à faire dépendre la qualification d’un revenu par l’administration française de celle existant dans l’autre Etat contractant, même s’il doit tenir compte du droit étranger, autre que fiscal, pour apprécier la nature de l’opération réalisée à l’étranger. Autrement dit, la qualification fiscale donnée par l’autre Etat à un revenu ou à une activité est sans incidence sur la manière dont le juge de l’impôt qualifiera lui-même ce revenu ou cette activité : il ne devra pas se sentir automatiquement et nécessairement lié par celle-ci.
Ainsi, dans la décision Superseal du 27 mai 2002, le Conseil d’Etat a accepté de prendre en considération le contenu du droit canadien applicable à la dissolution d’une société canadienne en vue de qualifier l’opération, selon le droit français, de cession. Il en a déduit que, compte tenu de la reconnaissance par le droit canadien d’un effet translatif de propriété à une dissolution de société, il existait bien une cession au sens du droit français, qui rendait applicable l’article de la convention franco-canadienne relatif aux bénéfices provenant de l’aliénation de biens immobiliers.
La décision SNC Immobilière GSE s’est inscrite dans la même ligne. La question en litige portait sur la détermination des conséquences fiscales d’un « apport en réserve » -notion inconnue du droit français- réalisé par une société mère française au profit de filiales portugaises. Le droit portugais prévoit que de tels « apports » présentent toutes les caractéristiques des fonds propres, bien qu’ils ne soient pas rémunérées par l’attribution de titres, ni par l’élévation du nominal, et qu’ils ne peuvent, en vertu d’une disposition expresse du code des sociétés commerciales portugais, produire d’intérêts, ce qui interdit de les regarder comme des prêts. Ces sommes sont ainsi inscrites à un poste occupant une place intermédiaire entre le capital social et les réserves. En dépit des particularités du droit portugais, l’administration fiscale a prétendu voir un acte anormal de gestion dans la renonciation de la société française à percevoir des intérêts à raison de la mise à disposition de ces sommes en l’absence de difficultés rencontrées par ses filiales. Fort logiquement, le Conseil d’Etat a censuré cette analyse en considérant que de tels versements ne pouvaient être regardés comme des avances mais devaient être considérés comme des éléments du capital propre de ces sociétés en application d’un dispositif spécifique au droit des sociétés portugais. Ce n’est donc que lorsque le droit commercial étranger comporte une norme contraignante absolue susceptible d’influencer la normalité (ou non) de l’acte de gestion qu’il doit en être tenu compte pour l’application de la loi fiscale française.
Enfin, dans la décision Senoble Holding du 31 mars 2017, le Conseil d’Etat a donné tort à la CAA de Versailles d’avoir, pour écarter la déduction fiscale de l’aide financière qu’une société mère a apporté à sa filiale britannique, qui n’était pas en situation nette négative, fondé sa décision sur le mode de comptabilisation de l’aide par la société bénéficiaire comme un supplément d’apport mis en réserve et n’ayant pas donné lieu à imposition en Angleterre. Si la Cour devait rechercher la nature réelle de l’opération litigieuse pour l’appréciation du droit fiscal français, elle a commis une erreur de droit en déduisant la qualification de supplément d’apport exclusivement de son traitement par la filiale au regard des règles comptables britanniques.
Une clarification expresse bienvenue…
Au cas d’espèce de la société PCD, la CAA de Versailles, qui s’était prononcée en faveur de la déduction de l’abandon de créance litigieux, avait relevé que l’abandon de la créance de la société sur sa filiale américaine n’avait pas eu pour contrepartie l’attribution de parts nouvelles dans le capital de la filiale ou l’augmentation de la valeur nominale des parts existantes et ne pouvait donc être qualifiée d’apport.
Le Conseil d’Etat approuve la Cour d’avoir considéré que la comptabilisation de cette opération dans les capitaux propres de la société LVMH P&C n’était pas de nature à remettre en cause la qualification d’abandon de créance qu’elle avait retenue, ce qu’il traduit dans un considérant de principe éclairant, fortement inspiré de l’arrêt Senoble Holding : « s’il appartient au juge de l’impôt, lorsqu’il détermine le traitement à réserver à une opération impliquant une société régie par le droit d’un autre Etat, de rechercher la nature réelle de cette opéraion, il ne saurait, sans commettre d’erreur de droit, déduire sa qualification en droit fiscal national du seul traitement comptable qu’elle a reçu dans le droit de cet autre Etat ».
Par ailleurs, et c’est le second enseignement de l’arrêt, le Conseil d’Etat pose pour principe que « la circonstance que l’abandon de créance consenti à une société étrangère par sa mère française, comptabilisé comme un apport en capital sur le fondement de la législation en vigueur dans l’Etat de la filiale, n’aurait fait l’objet d’aucune imposition dans cet Etat n’est pas de nature à remettre en cause la déductibilité en France de cet abandon de créance, lorsque les conditions de cette déductibilité sont réunies ». Comme l’a relevé le rapporteur public, E. Bokdam-Tognetti, dans ses conclusions prononcées lors de l’audience, il n’existe pas, en droit interne pur, de lien automatique entre l’imposition d’un abandon de créance chez son bénéficiaire et sa déductibilité chez le créancier. On constate même, aujourd’hui, une totale asymétrie entre la non-déductibilité de l’aide à caractère financier chez la société qui la consent et son imposition chez la société bénéficiaire.
Il est désormais bien établi que ni le doit comptable étranger, ni le droit fiscal étranger, ne s’imposent au juge de l’impôt, qui reste en revanche tenu d’intégrer les contraintes posées par la loi étrangère dans son appréciation de la normalité d’un acte de gestion.
… Mais qui n’épuisera pas toutes les questions
Si cette clarification est bienvenue, on peut néanmoins penser que le travail du juge administratif ne faiblira pas dans les prochaines années et qu’il sera fréquemment conduit à devoir apprécier les effets d’une législation étrangère pour en déduire les conséquences pour l’application des dispositions fiscales françaises.
Cette tâche pourra se révéler d’autant plus délicate que la lutte contre les dispositifs dits hybrides permettant de combiner déduction dans un pays et non-imposition dans l’autre ou autorisant la déduction d’une même charge dans plusieurs juridictions constitue très clairement une priorité pour les administrations fiscales tant nationale qu’étrangères, dans l’attente de l’adoption de textes exprès par le législateur, notamment sous l’impulsion des instances internationales (l’OCDE consacre ainsi l’action 2 de son rapport BEPS à cette question) ou européennes (Directive ATAD).
Si la décision commentée n’a plus qu’un intérêt historique s’agissant des abandons de créance à caractère financier, désormais non déductibles, elle énonce néanmoins des principes qui guideront sans nul doute l’action des juges dans les années à venir.
Auteurs
Jean-René Bénichou, avocat associé en matière de fiscalité directe
Eva Aubry, avocat, droit fiscal