L’amendement Charasse constitutionnel: décryptage de la décision
Par une décision du 20 avril 2018, le Conseil constitutionnel a jugé l’ « amendement Charasse » conforme à la Constitution (Cons. const. 20-4-2018 n°2018-701 QPC).
Depuis le 1er février 2018 et la décision de renvoi par le Conseil d’Etat d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les dispositions de l’article 223 B, 7ème alinéa du CGI dans sa rédaction applicable à l’époque (6ème alinéa dans version actuelle), plus communément appelé « amendement Charasse », nombreux étaient ceux qui imaginaient que l’espérance de vie de ce dispositif, vieux d’une trentaine d’année, était désormais comptée.
L’argumentation développée par la société requérante était en effet séduisante, prometteuse et d’une certaine manière rassurante. On se prêtait à imaginer qu’une issue favorable du contrôle de constitutionnalité de l’amendement Charasse dispenserait le Conseil d’Etat de devoir juger si la Cour administrative d’appel de Nantes (CAA Nantes 4 mai 2017, n°15NT01908, SAS Mi Développement 2 : RJF 8-9/17 n°784) avait valablement conclu à l’existence d’un contrôle conjoint dans le cas, somme toute fréquent en pratique, d’une opération d’acquisition par endettement d’une société cible auprès d’un associé personne physique qui, au terme de l’opération, prend une participation (minoritaire) dans la holding de reprise.
Pour le Conseil constitutionnel, le dispositif de l’amendement Charasse n’est pas un dispositif anti-abus…
Devant les juges de la rue Montpensier, la société Mi Développement 2 s’est attachée à démontrer l’existence d’une atteinte au principe constitutionnel d’égalité devant les charges publiques, prévu à l’article 13 de la DDHC, en prenant appui sur la jurisprudence rendue en matière de contrôle des dispositifs anti-abus (notamment Cons. Const. 20-1-2015 n°2014-437 QPC, AFEP : RJF 4/15 n°436, Cons. const. 25-11-2016 n°2016-598 , Eurofrance : RJF 2/17 n°160 et Cons. const. 1-3-2017 n°2016-614, M. Dominique L. : RJF 5/17 n°473).
En application de cette jurisprudence, un dispositif anti-abus fondé sur des critères objectifs et rationnels tels que la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales peut être déclaré comme inconstitutionnel lorsqu’il présente un caractère disproportionné, c’est-à-dire lorsqu’il trouve à s’appliquer à des situations exclusives de toute intention frauduleuse ou qu’il excède ce qui est nécessaire pour atteindre son objectif. Il en est ainsi lorsqu’un dispositif anti-abus crée une présomption de fraude sans laisser au contribuable la possibilité d’en écarter l’application en apportant la preuve soit que ces opérations étaient justifiées par un motif économique soit qu’elles n’avaient ni pour objet ni pour effet de procéder à un tel détournement.
La lecture des rapports des commissions des finances et des débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de l’amendement Charasse en 1988 ne laissaient guère de doutes sur le fait que celui-ci présente la nature d’un dispositif anti-abus. Le ministre du Budget (Michel Charasse) indiquait en effet, lors des débats à l’assemblée du 8 décembre 1988, qu’il avait eu connaissance « au cours de ces derniers mois, d’un certain nombre de montages purement artificiels et à but exclusivement fiscal, consistant à endetter des sociétés françaises, en général constituées à cet effet, pour le rachat d’autres sociétés détenues par le même actionnaire, en général étranger. [L’amendement] évite également de faire payer, par le Trésor Public français, un certain nombre d’opérations au bénéfice de groupes étrangers ».
Il n’y avait pas davantage de doutes s’agissant de l’objectif poursuivi par le dispositif. Le rapporteur public Vincent Daumas, dans ses conclusions rendues sous la décision du Conseil d’Etat de renvoi de la QPC, relevait lui-même que l’amendement Charasse est susceptible de s’appliquer à des opérations poursuivant des buts autres que fiscaux, s’interrogeant ainsi sur l’adéquation du dispositif avec l’objectif de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales que lui avait assigné le législateur.
Le Conseil Constitutionnel, avec surprise, n’a pas suivi cette analyse et a conclu à la constitutionnalité du dispositif.
…mais a pour but, selon lui, d’éviter un cumul d’avantages fiscaux
Selon la Haute Cour, en adoptant l’amendement Charasse, le législateur a entendu faire « obstacle à ce que, dans une opération financée en tout ou partie par l’emprunt, la prise en compte des bénéfices de la société rachetée, pour la détermination du résultat d’ensemble, soit compensée par la déduction des frais financiers exposés pour cette acquisition ».
Le législateur recherchait ainsi davantage à « éviter le cumul d’avantages fiscaux« qu’à lutter contre la fraude ou l’évasion fiscales. Les commentaires publiés sous la décision du Conseil Constitutionnel ajoutent, par ailleurs, que l’objectif principal de l’amendement Charasse était avant tout d’ « atténuer le coût fiscal que représente le régime institué en faveur des groupes de sociétés, en évitant que les restructurations et les rachats d’entreprises qu’il entendait encourager se fassent au détriment du Trésor Public ». Cet objectif ne ferait donc pas de l’amendement Charasse un dispositif anti-abus comparable à ceux jugés par le Conseil Constitutionnel dans les affaires AFEP, Eurofrance et Dominique L. précitées.
Le Conseil Constitutionnel semble avoir été sensible à l’argument développé par l’administration selon lequel il convient de distinguer les dispositifs établissant une imposition de ceux offrant un avantage fiscal. Ainsi, lorsqu’un dispositif offre un avantage fiscal, le législateur serait libre d’en calibrer les modalités en fonction de critères objectifs et rationnels afin d’exclure certaines opérations du champ d’application de celui-ci.
Le raisonnement du Conseil constitutionnel pose deux difficultés d’appréciation
En premier lieu, l’existence de plusieurs avantages fiscaux ne nous semble pas être des plus évidentes. Si l’on peut aisément entendre que le régime de l’intégration fiscale constitue un régime fiscal favorable en ce qu’il permet l’agrégation des résultats fiscaux bénéficiaires et déficitaires des sociétés membres d’un même groupe, l’existence d’un second avantage fiscal – permettant de caractériser un cumul d’avantages – apparaît moins manifeste. En effet, si le second avantage consiste, comme le laisse entendre le juge constitutionnel, en la déduction des frais financiers exposés pour l’acquisition des titres de la société cible, l’argument peine totalement à convaincre. Qualifier d’avantage fiscal le fait de pouvoir déduire une dépense qui remplit les conditions générales de déduction des charges prévues à l’article 39, 1 du CGI et, le cas échéant, les conditions particulières de déduction des charges financières prévues aux articles 212, I et II , 212 bis du CGI n’est pas d’une évidence absolue. L’argument nous semble même venir se heurter à l’objectif du régime de l’intégration fiscale, pourtant rappelé une semaine auparavant par le Conseil Constitutionnel dans sa décision QPC n°2018-699 Life Sciences Holding du 13 avril 2018 selon lequel ce régime vise à garantir aux groupes se plaçant sous ce régime « un traitement fiscal équivalent à celui d’une unique société dotée de plusieurs établissements ». Une société procédant à l’acquisition, même auprès de son actionnaire contrôlant, d’un établissement peut en effet à la fois déduire les frais financiers liés à cette acquisition, dans les limites énoncées aux articles 39, 1, 212, I et II et 212 bis du CGI, mais aussi appréhender à son niveau le résultat de cet établissement.
En second lieu, cette décision nous semble complexifier la lecture de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel rendue en matière de contrôle des dispositifs anti-abus. Une distinction devrait ainsi être opérée entre les dispositifs créant un régime favorable d’imposition offrant un avantage fiscal unique et ceux instituant un régime favorable d’imposition permettant un cumul d’avantages fiscaux.
Dans le premier cas, celui d’un régime de faveur offrant un avantage fiscal unique, tel que le régime mère-fille ou le régime d’exonération des plus-values de cession de titres de participation (cf. notamment décision AFEP précitée), certaines opérations (celles réalisées avec des entités établies dans des Etats ou territoires non coopératifs (ETNC) par exemple), ne pourraient valablement être exclues du bénéfice de cet avantage, par l’effet d’une clause anti-abus, qu’à la condition qu’il ne soit pas fait obstacle à ce que le contribuable puisse apporter la preuve que l’opération est réelle, qu’elle n’a ni pour objet ni pour effet de permettre, dans un but de fraude fiscale, de localiser des bénéfices dans un Etat ou territoire.
Dans le second cas, celui d’un régime favorable d’imposition offrant plusieurs avantages fiscaux tels que l’intégration fiscale par exemple (cf. décision Mi Développement 2), certaines opérations (ex. le rachat de sociétés détenues par le même actionnaire) pourraient, en revanche, être exclues du bénéfice de l’un de ces avantages fiscaux, sans qu’il ne soit nécessaire de réserver le cas des situations où le contribuable pourrait établir la réalité économique de l’opération, dès lors que les dispositions organisant cette exclusion n’auraient pas pour objet principal de prévenir des montages abusifs à but fiscal. La difficulté sera d’apprécier l’objectif principal du dispositif en cause. On peut craindre que cet exercice soit sujet à interprétation et source d’insécurité juridique.
Le principe constitutionnel d’égalité devant les charges publiques ne s’opposerait donc pas à ce qu’un contribuable -bien que pouvant démontrer la finalité économique de l’opération à laquelle il participe- soit privé d’un avantage fiscal dès lors qu’il en conserve au moins un autre. Si cette lecture est confirmée, cette distinction gagnera à être précisée et affinée à l’avenir.
Auteur
Olivier Teixeira, avocat spécialisé en droit fiscal