Le dialogue des carmélites selon D. Tcherniakov : limites du droit moral et protection de la liberté de création
L’œuvre de Georges Bernanos, mise en musique par Francis Poulenc, a fait couler de l’encre ces dernières années, illustrant le débat constant opposant défenseurs de la liberté de création et protecteurs des droits des auteurs.
En cause, une représentation donnée en 2010 à Munich dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov. Estimant qu’elle dénaturait les œuvres originales, les héritiers des auteurs avaient assigné en contrefaçon l’Opéra de Munich ainsi que les coproducteurs du vidéogramme de la représentation.
Certes, ni le texte ni la musique n’avaient été modifiés. Cependant, la mise en scène situait l’œuvre dans un cadre qui n’était pas celui que les auteurs avaient voulu en s’inspirant d’un épisode particulier de la Terreur. Surtout, la scène finale avait été repensée dans sa structure, chacune des religieuses, guillotinée dans l’œuvre originale, étant ici sauvée, à l’exception de l’une d’entre elles, seule à périr… dans une explosion de gaz.
La cour d’appel de Paris avait fait droit aux demandes des héritiers et interdit notamment la commercialisation du vidéogramme : la mise en scène procédait en effet à une modification profonde de la scène finale, laquelle confère pourtant aux dialogues qui la précèdent tout leur sens et constitue l’apothéose du récit. Partant, « loin d’être l’expression d’une interprétation des œuvres des auteurs, une telle mise en scène en [modifiait] la signification et en [dénaturait] l’esprit ».
La Haute juridiction casse l’arrêt (Cass. 1re civ., 22 juin 2017, n°15-28.467 16-11.759, G. Bernanos et a. c/ D. Tcherniakov, Bel Air Media et a.). Au visa de l’article L.113-4 du Code de la propriété intellectuelle, la Cour s’en tient à une appréciation strictement objective de la dénaturation, rejetant l’atteinte au droit moral dès lors qu’il avait pu être constaté que « la mise en scène litigieuse ne modifiait ni les dialogues, absents dans cette partie des œuvres préexistantes, ni la musique, allant même jusqu’à reprendre, avec les chants religieux, le son du couperet de la guillotine qui scande, dans l’opéra de Francis Poulenc, chaque disparition, et que la fin de l’histoire, telle que mise en scène et décrite par M. Tcherniakov, respectait les thèmes de l’espérance, du martyr, de la grâce et du transfert de la grâce et de la communion des saints, chers aux auteurs de l’œuvre première ».
Par ailleurs, l’arrêt reproche à la Cour d’appel d’avoir ordonné aux coproducteurs, sous astreinte, de prendre toute mesure pour faire cesser la circulation du vidéogramme litigieux, sur le fondement de l’article 10§2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme : en effet, la recherche d’un juste équilibre entre la liberté de création du metteur en scène et la protection du droit moral du compositeur et de l’auteur du livret ne justifie pas nécessairement une telle interdiction.
Dans la ligne de l’arrêt Klasen c/ Malka (Cass. 1re civ., 15 mai 2015, n°13-27.391), la liberté de création semble finalement avoir eu les faveurs du juge.
Auteurs
Anne-Laure Villedieu, avocat associée en droit de la propriété industrielle, droit de l’informatique, des communications électroniques et protection des données personnelles.
Alexandre Ghanty, Juriste au sein du département de doctrine juridique, CMS Bureau Francis Lefebvre Paris