La portée de la clause de destination dans le bail commercial statutaire
La clause de destination est l’une des clauses essentielles du bail commercial. Aux termes de l’article R.145-5 du Code de commerce, « la destination des lieux est celle autorisée par le bail et ses avenants « 1. Librement fixée par les parties, dans les limites tenant au statut juridique de l’immeuble abritant le local2, elle revêt tant à l’égard du bailleur que du preneur, une importance cruciale.
La destination stipulée permet au preneur de sécuriser ses activités en veillant à ce que le bail initial prévoie l’ensemble des activités qu’il envisage d’exercer lors de la conclusion de ce dernier ; le preneur devra recourir à l’une des procédures de déspécialisation prévues dans le Code de commerce s’il souhaite ultérieurement élargir le champ de ses activités, compte tenu du principe d’intangibilité de l’acte posé à l’article 1103 du Code civil.
Pour le bailleur, la clause de destination apparaît d’abord comme l’assurance de pouvoir contrôler les activités exercées dans les locaux. Mais elle le contraint aussi avec l’obligation de délivrance conforme à ladite destination (article 1719 du Code civil). Ainsi, le bailleur qui donne à bail un local à usage non commercial manque à son obligation de délivrance et encourt une résiliation à ses torts exclusifs. L’obligation corrélative 3 « d’user de la chose louée raisonnablement, et suivant la destination qui lui a été donnée par le bail » (article 1728 du Code civil) incombe au preneur. La modification de la destination constitue alors un levier de renégociation du prix du loyer lorsque le locataire manifeste sa volonté d’exercer dans les locaux une activité nouvelle.
Prenant en compte la nécessité qui peut s’imposer au preneur de faire évoluer son activité, au regard de son environnement économique, le statut des baux commerciaux a organisé trois procédures de déspécialisation, d’ordre public :
- la déspécialisation partielle, prévue à l’article L.145-47 du Code de commerce, qui permet au locataire d’adjoindre à l’activité initialement stipulée dans le bail des activités connexes ou complémentaires ;
- la déspécialisation plénière qui pour sa part permet sous diverses conditions4 un changement complet d’activité (article L.145-48 du même code) ;
- la cession-déspécialisation qui, elle, autorise le locataire désirant partir à la retraite à céder son droit au bail pour l’exercice d’un autre commerce 5.
Comme cela a pu être relevé6, ces procédures constituent de véritables atténuations du principe posé par l’article 1103 du Code civil ; en effet dans ces différents cas le bailleur ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire d’opposition à la modification de destination revendiquée par le locataire.
Demeure la nécessité pour le preneur de faire évoluer son activité commerciale parallèlement aux besoins du marché. Pour ce faire la jurisprudence est venue lui prêter main forte en consacrant un dispositif supplémentaire qu’il est d’usage de dénommer « déspécialisation incluse« . Celui-ci trouve son fondement dans le pouvoir d’interprétation des contrats du juge. Il conduit à considérer que certaines activités, quoique non énumérées dans la clause de destination du bail, sont néanmoins implicitement incluses dans la destination contractuelle.
L’intérêt de ce concept réside dans le fait qu’il n’est nul besoin pour le locataire de faire appel à l’une des procédures de déspécialisation légales précitées ; la mise en œuvre de cette « déspécialisation incluse » par le preneur est libre, car ce dernier fait tout simplement application du contrat7.
Lorsqu’ils sont saisis par le bailleur d’une contestation sur le bien-fondé de l’usage de cette liberté, les juges du fond interprètent les termes du contrat pour en extraire le sens contemporain ; cela revient à répondre à la question suivante : quelle destination les parties auraient-elles adoptée face aux caractéristiques actuelles du marché ?
Ainsi a-t-il été jugé que si l’activité de « traiteur » mentionnée dans un bail conclu au début des années 19008 signifiait à l’époque « restaurateur », elle revêt aujourd’hui la double signification de restaurateur et de « commerçant fournissant à domicile des mets préparés »9.
Il peut aussi s’agir d’une mise en adéquation de la définition d’une activité avec l’évolution commerciale. La Cour de cassation a, sur ce fondement, récemment validé l’analyse selon laquelle la vente de billets d’accès au château de Versailles par le preneur d’un bail à usage de « bar-restaurant » situé à son immédiate proximité est une « activité incluse » au regard de « l’évolution des usages locaux commerciaux aux abords du château »10. Plus récemment encore, il a été jugé que « la production d’artistes musiciens dans un esprit culturel dans certains cafés correspond à une évolution générale de la société française relative à l’exploitation d’un commerce de café »11.
Déterminer si, en stipulant une clause de destination qui ne mentionne pas l’activité considérée, les parties sont convenues que cette dernière pourrait être exercée dans les locaux loués s’avère difficile.
A cet égard la démarche qui vise à prendre en considération les attentes de la clientèle apparaît logique. Elle consiste à rechercher si les clients peuvent s’attendre à ce que la prestation correspondant à la « déspécialisation incluse » soit délivrée par le preneur pour en déduire que cette prestation est implicitement incluse dans la destination contractuelle explicitement stipulée.
La prise en compte de l’évolution des usages commerciaux recèle plus d’incertitudes car cette évolution peut affecter le secteur professionnel dans son ensemble, voire trouver sa source dans une évolution réglementaire, telle l’évolution de « banque » vers « banque et assurance »12. Ainsi les usages locaux ont-ils pu être pris en compte pour apprécier ce que recouvrait la déspécialisation incluse pour un commerce situé dans une station balnéaire13. Force est de constater que s’agissant de ce dernier critère l’on glisse subrepticement vers une analyse qui peut sembler sinon subjective, à tout le moins comme s’éloignant assez paradoxalement du contrat.
Le « garde-fou » réside dans le fait que les activités ainsi admises dans le périmètre de la destination revêtent un caractère secondaire (mais pas nécessairement marginal) par rapport à la destination contractuelle énoncée.
Les parties doivent donc prendre le temps de s’interroger sur l’adoption d’une définition claire et non équivoque des activités pouvant être exercées dans les locaux loués ; l’exercice demeure cependant périlleux et la solution relativement imprévisible dès lors que la Cour de cassation n’exige pas des juges qu’ils vérifient que l’évolution était acquise lors de la signature du bail.
En outre, aucune stipulation ne semble pouvoir valablement interdire au preneur de soumettre à l’appréciation du juge le caractère inclus ou non d’une déspécialisation et l’émergence de la clause « destination » du bail commercial d’une destination que les parties n’avaient pas pu envisager14.
Notes
1 Ou par le tribunal dans les cas prévus aux articles L.145-47 à L.145-55 et L.642-7
2 Notamment règlement de copropriété, cahier des charges de lotissement, règles édictées par les documents d’urbanisme, règles issues du Code de la construction et de l’habitation, etc.
3 Sanctionnée par le juge ; V. Cass. 2e civ., 8 septembre 2016, n° 15-10.100 et 15-23.551 ; cet arrêt illustre également l’incidence du règlement de copropriété sur la destination des locaux (en l’espèce, le règlement prévoyait que les commerces situés en rez-de-chaussée ne devaient pas incommoder, par le bruit ou les odeurs, les personnes habitant dans l’immeuble).
4 Conjoncture économique, nécessités de l’organisation rationnelle de la distribution, compatibilité avec la destination, caractères et situation des lieux loués, etc.
5 AJDI 2009 p. 683, C. Denizot, Actualité jurisprudentielle de la déspécialisation.
6 Ibid.
7 En outre elle n’implique ni formalités, ni conséquence lors de la révision ultérieure du loyer, contrairement aux cas légaux de déspécialisation.
8 Et renouvelé sans interruption depuis lors.
9 CA Paris, 6 janvier 1988, n° 86/7725 ; Mémento Francis Lefèbvre, Baux commerciaux, n° 27160.
310 Cass. 3e civ., 16 septembre 2015, n° 14-18.708 ; et son commentaire par Arnaud Reygrobellet, au JCP G 2015.1213 « A Versailles, l’exploitant d’une brasserie peut vendre des billets d’entrée au Château si tel est son bon plaisir ».
11 CA Rennes, 7 décembre 2016, n° 14/08135.
12 A. Reygrobellet précité.
13 CA Poitiers, 9 septembre 2008, n° 07/01987.
14 V. aussi J. Monéger Loyers et copr. n° 2, février 2008, repère 2 : « L’art de l’inclusion ou la destination imprévue ».
Auteur
Jean-Luc Tixier, avocat associé en droit immobilier et droit public