Le régime français des restructurations obligé de se réformer sous les coups de boutoir du juge européen
L’arrêt de la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) dans l’affaire Euro Park Service, qui a récemment défrayé la chronique, a créé une onde de choc dont la place commence à mesurer la portée. Le juge français n’a pas tardé à consacrer les effets de cette jurisprudence, comme l’illustrent deux décisions récentes du Conseil d’Etat et du tribunal administratif de Montreuil.
En matière de fiscalité des restructurations d’entreprises (fusions, scissions, apports), le principe est la neutralité. Ce principe introduit de longue date dans le droit interne a été consacré au niveau européen par la directive « fusions » (directive 90/434/CEE du 23 juillet 1990, devenue directive 2009/133/CE du 19 octobre 2009). Le bénéfice du régime fiscal de faveur est néanmoins soumis à certaines conditions prévues en droit français aux articles 210 A, B et C du Code général des impôts, et il peut être nécessaire de demander un agrément à l’administration fiscale dans certains cas, par exemple pour les opérations transfrontalières, ou pour les apports de branches d’activité suivis de l’attribution des titres de la société bénéficiaire de l’apport à la société mère de l’apporteuse (opération dite de « scission partielle », visée à l’article 115-2 du CGI).
L’arrêt Euro Park Service, pierre d’angle de la remise en cause du régime français des restructurations
Les conditions du régime de faveur et d’obtention de l’agrément, que l’administration fiscale avait tendance à apprécier très strictement ces dernières années, ont été considérablement fragilisées par l’arrêt C-14/16 du 8 mars 2017 par lequel la CJUE a jugé les dispositions des articles 210 B et 210 C du CGI contraires tant à la directive fusions qu’à la liberté d’établissement.
Le Conseil d’Etat vient de tirer toutes les conséquences de cet arrêt dans une décision (n°369311) du 26 juin 2017, dans le cadre du litige qui avait donné lieu à la question préjudicielle. Dans ce litige, la société française, absorbée par une société luxembourgeoise, avait appliqué le régime de faveur prévu par l’article 210 A du CGI sans avoir sollicité préalablement l’agrément de l’administration. Les faits de l’espèce tels que présentés dans le cadre du litige font apparaître que l’opération permettait de transférer en franchise d’impôt un actif immobilier français à une société luxembourgeoise pour que celle-ci puisse immédiatement le vendre à un tiers sans supporter aucun impôt en France sur la plus-value, en vertu des dispositions de la convention fiscale franco-luxembourgeoise applicables à l’époque des faits : il est vraisemblable dans ces conditions que l’administration n’aurait pas accordé l’agrément.
Le Conseil d’Etat juge que le seul fait de subordonner à un agrément préalable la réalisation d’une fusion impliquant une société française et une société d’un autre Etat membre est contraire aux exigences du droit de l’Union européenne. Il en déduit que l’administration ne pouvait se fonder sur les dispositions du droit interne pour procéder aux redressements en litige, qui procédaient de la remise en cause du régime de faveur à défaut de délivrance de l‘agrément préalable prévu, pour les fusions transfrontalières, par l‘article 210 C du CGI.
Une jurisprudence dont les effets sont immédiats
Il n’a pas été nécessaire d’attendre pour mesurer l’onde de choc provoquée par la CJUE sur le droit français des restructurations. Un jugement du tribunal administratif (TA) de Montreuil du 8 juin 2017 (nos 1510089 et 1600726, société Oberthur Technologies) vient en effet de s’en inspirer directement pour trancher un litige relatif à une opération purement nationale, intervenue dans le cadre de la scission des activités du groupe Oberthur entre, notamment, l’activité d’imprimerie fiduciaire d’une part et l’activité liée aux cartes d’autre part.
Les différentes activités du groupe étaient exercées par la société Oberthur Technologies. Le groupe souhaitait trouver des ressources, qu’il ne possédait pas seul, pour développer ses différentes activités et avait finalement décidé de céder l’essentiel de sa participation dans les activités « cartes » à un fonds d’investissement pour conserver et développer l’activité « fiduciaire ».
L’opération avait alors pris la forme suivante : la filiale Oberthur Technologies avait apporté l’activité fiduciaire à une autre société du groupe également établie en France et avait attribué les titres reçus en contrepartie à sa société mère française, qui avait ensuite cédé les titres Oberthur Technologies au fonds d’investissement. Pour neutraliser les opérations « internes » d’apport et d’attribution et n’acquitter l’impôt que sur la plus-value de cession des titres au fonds, le groupe avait souhaité se placer sous le régime de l’article 115-2 du CGI, et avait préalablement sollicité la délivrance de l’agrément requis dans ce cas, qui lui avait été refusé par l’administration fiscale.
L’administration s’était fondée sur sa doctrine commentant les dispositions de l’article 115-2 du CGI qui subordonne la délivrance de l’agrément à un engagement par les associés de la société apporteuse de conservation des titres de cette société détenus au jour de l’apport pendant 3 ans (BOI-SJ-AGR-20-20 n°120). Le TA juge, en se référant aux décisions de la CJUE et notamment à l’arrêt Euro Park Service, que « les dispositions de la directive interdisent qu’une législation nationale instaure une présomption générale de fraude ou d’évasion fiscales en exigeant que le contribuable démontre que l’opération concernée est justifiée par un motif économique et qu’elle n’a pas comme objectif principal ou l’un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscales, sans que l’administration fiscale soit tenue de fournir ne serait-ce qu’un commencement de preuve de l’absence de motifs économiques valables ou d’indices de fraude ou d’évasion fiscales ».
Se plaçant dans le cadre de la jurisprudence (CE 17 juin 2011 , n°324392, SARL Méditerranée automobiles ; CE 15 décembre 2014 n°380942, SA Technicolor) qui l’autorise à interpréter le droit interne à la lumière des dispositions de la directive qu’il a pour objet de transposer, le TA en déduit dans un premier temps que l’agrément ne peut être refusé au seul motif que l’engagement de conservation des titres de la société apporteuse n’est pas souscrit, L’administration ayant opposé un second motif tiré de ce que l’opération d’apport-attribution ne serait pas justifiée par un motif économique, le TA rejette cet argument comme non fondé, dès lors que la société démontrait que l’opération poursuivait un objectif de restructuration de ses activités, qui est jugé légitime.
Cette décision s’inscrit dans la lignée d’un autre arrêt récent du Conseil d’Etat, en date du 28 novembre 2016 (n°378793, H&M), qui avait déjà sanctionné un refus d’agrément prononcé dans le cadre des dispositions de l’article 115-2 du CGI. Certes, le Conseil d’Etat avait alors fondé sa décision sur un motif différent (le refus était lié à une exigence de l’administration relative au calcul de la parité, jugée excessive par rapport aux conditions du droit interne afférentes au motif économique de l’opération), mais les conclusions du rapporteur public laissaient déjà apparaître l’influence de la directive fusions sur l’appréciation du juge suprême.
Une réforme inévitable
L’accumulation de décisions qui infirment la pratique de l’administration fiscale en matière d’agréments et qui mettent en lumière les fragilités du droit français par rapport au droit européen devraient conduire le législateur à réagir.
La situation actuelle laisse en effet planer de nombreuses incertitudes. Sur quels fondements l’administration peut-elle désormais refuser d’accorder un agrément lorsque le droit français prévoit sa nécessité ? L‘interprétation retenue par l‘administration des conditions posées par le droit français est- elle conforme au droit européen ? Ces questions ne manqueront pas de se poser pour toute entreprise désireuse d’opérer une opération de restructuration en régime fiscal de faveur, et induisent une indispensable réflexion pour l’administration fiscale et le gouvernement, qui ne peut pas laisser perdure rune telle insécurité juridique, préjudiciable autant aux finances publiques qu’aux entreprises et investisseurs.
La réforme du régime français des restructurations qui est ainsi inévitable devra prêter une attention soutenue aux contraintes posées par le droit européen et s‘inscrira donc dans la tendance observée ces dernières années de remodelage du droit français sous l‘influence du droit européen.
Auteurs
Stéphane Austry, avocat associé au sein du département doctrine fiscale, en charge du développement de l’activité contentieuse du cabinet, professeur associé, Ecole de Droit de la Sorbonne, Université Paris I
Frédéric Gerner, avocat associé, droit fiscal