Rupture brutale des relations commerciales établies
1.- La présente synthèse consacrée à la rupture brutale des relations commerciales établies fait suite à un précédent dossier réalisé sur le même sujet il y a à peu près deux ans (mars 2011 n°85). Bis repetita ? Non pas, car un observateur même distrait ne peut être que frappé par le flux jurisprudentiel tout à fait impressionnant et ininterrompu qu’alimente l’article L. 442-6, I 5° du Code de commerce.
La densité jurisprudentielle est telle que le propos aurait presque pu être circonscrit aux quatre premiers mois de l’année 2013. Afin d’avoir une vision plus juste et plus complète du contentieux, il nous a paru plus pertinent d’étendre le champ de l’analyse aux décisions intervenues entre 2011 et aujourd’hui.
2.- Au cours de ces trois dernières années, pas de revirement notable, pas de réorientation fondamentale de la lecture du texte prônée par la Cour de cassation, pas de rupture brutale dans la jurisprudence, si on peut se permettre ce jeu de mots facile. Toutefois, pendant cette courte période, une série de précisions importantes a été donnée sur les conditions de mise en oeuvre du texte.
Avant d’examiner la nature des enseignements à tirer de ces récentes décisions, on peut s’interroger sur la raison d’être d’un tel flux contentieux. Pourquoi un texte qui ambitionne d’apaiser la fin d’une relation contractuelle suscite-t-il une telle conflictualité ?
Sans doute le contexte économique déprimé explique-t-il en partie le phénomène. En raison de la difficulté réelle ou supposée à trouver un autre partenaire une fois le contrat rompu, l’une ou l’autre des parties n’hésitera plus à faire jouer le dispositif légal avec, peut-être, le secret espoir que l’auteur de la rupture se ravisera, mais sans voir parfois qu’elle se lance ce faisant dans une procédure à l’issue incertaine et qu’elle ferme aussi, en pratique, toute éventualité de nouveau contrat avec le partenaire concerné. Mais, on peut s’accorder pour relever que le mécanisme n’a pas apporté l’apaisement souhaité.
3.- Dès lors, il est légitime de s’interroger sur la pertinence de la réglementation. Le texte, initialement conçu pour contenir les déréférencements abusifs dans le secteur de la grande distribution au motif que le droit commun de la responsabilité (C. civ., art. 1382) serait insuffisamment efficace, ambitionne de permettre à un professionnel ayant développé une relation stable avec un partenaire de ne pas succomber économiquement lorsque ce dernier décide de mettre un terme à la relation. D’où l’obligation pour celui qui prend l’initiative de rompre de respecter un préavis raisonnable ; à défaut de quoi le juge le condamnera soit à indemniser la victime de la rupture soit même, les deux issues n’étant pas exclusives, à prolonger la durée du préavis de rupture et donc à poursuivre la relation commerciale.
Toutefois les derniers développements jurisprudentiels confirment que plutôt que d’apporter une certaine sécurité, la règle se révèle être un facteur d’incertitude, qu’il s’agisse de préciser le champ d’application de la loi (qu’est-ce qu’une « relation commerciale établie » ?) ou la notion centrale de « préavis suffisant ». On peut comprendre, dans ce contexte, qu’une question prioritaire de constitutionnalité ait été posée pour contester la conformité de l’article L. 442-6, I 5° aux principes et valeurs constitutionnels (plus précisément aux principes de légalité des délits et des peines d’une part et, d’autre part, au principe de liberté contractuelle). En vain certes, mais on relèvera avec intérêt que, pour affirmer que les dispositions critiquées sont « dénuées d’ambiguïté, claires et précises » et donc que le principe de légalité des délits et des peines n’est pas atteint, la Cour de cassation fait référence à l’existence d’une jurisprudence étoffée puisqu’élaborée sous l’empire de l’ordonnance du 1er décembre 1986 (art. 36, al. 5), dont la disposition actuelle est la fidèle transposition(1).
Reste que, comme souvent, si les développements jurisprudentiels récents clarifient certains aspects de la disposition légale, leur interprétation ne manque pas de susciter de nouvelles interrogations, tandis que plusieurs questions demeurent à ce jour non parfaitement élucidées. C’est pour essayer de clarifier, autant que faire se peut, les différents aspects d’une règle devenue fort complexe à manier que le dossier a été élaboré. L’ambition est ainsi d’identifier les principaux enseignements à tirer des dernières applications jurisprudentielles afin que celui qui souhaite mettre un terme à une relation commerciale stable sache précisément comment y procéder en anticipant, dans la mesure du possible cette éventualité, et afin que celui qui s’estime victime d’une telle rupture sache comment organiser la riposte judiciaire.
Dans cette perspective, l’analyse a été découpée en quatre grands chapitres. Sera tout d’abord explicité le champ d’application du texte en examinant notamment l’incidence de la négociation commerciale, selon les modalités imposées à l’article L. 441-7 du Code de commerce, sur une rupture de la relation d’affaires intervenant dans ce contexte (I). Ensuite, seront abordées les situations dans lesquelles il est possible de mettre un terme à une relation commerciale sans engager sa responsabilité, soit que le préavis respecté s’avère suffisant, soit que l’auteur de la rupture puisse exciper d’une exonération (II). La dimension juridictionnelle du contentieux sera également présentée ; ce qui conduira à s’interroger sur la nature, contractuelle ou délictuelle, de l’action susceptible d’être engagée par la victime de la rupture et à préciser les chefs de compétence, en distinguant suivant qu’on a affaire à un contentieux interne ou marqué d’éléments d’extranéité (III). Enfin, la nature des sanctions encourues, en cas de responsabilité avérée, sera détaillée avec un développement spécifique sur l’appréciation du préjudice consécutif à une rupture jugée brutale (IV).
Notes
1. Cass. com. QPC 5 avr. 2011, n°10- 25.323, F-D, RJDA 1/2012, n°92, CCC juin 2011, comm. 143, obs. N. Mathey, s’agissant du principe de liberté contractuelle, il est répondu que l’article L. 442-6, I 5° « ne fait que fixer une borne à la liberté de rompre une relation contractuelle, constituée par le préjudice causé à autrui par l’abus de cette liberté », sans remettre en cause donc cette liberté fondamentale.
A propos des auteurs
Elisabeth Flaicher-Maneval, avocat au sein du département de doctrine juridique. En étroite relation avec les avocats du Cabinet intervenant dans ce domaine, elle suit et analyse les évolutions du droit pour formuler des conseils pratiques. Elle participe à l’élaboration des communiqués clients et publie des chroniques dans la presse.
Arnaud Reygrobellet, of Counsel, Doctrine juridique
Propos introductifs parus dans le Dossier Rupture brutale des relations commerciales établies, Journal des sociétés, n°110 – Juillet 2013