Rupture brutale des relations commerciales établies – Quelles sanctions en cas de responsabilité avérée ?
Le grief de rupture brutale des relations commerciales est fréquemment invoqué dans les litiges commerciaux. Néanmoins, si la jurisprudence est abondante, elle n’en est pas moins casuistique, si bien qu’il est difficile de dégager des principes généraux notamment concernant l’évaluation du préjudice.
Toutefois, l’article L. 442-6, III, al. 5 dispose que « les litiges relatifs à l’application du présent article sont attribués aux juridictions dont le siège et le ressort sont fixés par décret (1) ». Ainsi, cette disposition qui centralise les contentieux au sein de huit juridictions spécialisées permet une harmonisation de la pratique des cours et des tribunaux.
I. Appréciation du préjudice lié à la brutalité de la rupture
L’action fondée sur l’article L. 442-6, I 5° permet d’obtenir réparation du préjudice causé par l’absence ou l’insuffisance de préavis. A cet égard, les juridictions rappellent fréquemment que l’action ne vise à réparer que le préjudice découlant du caractère brutal de la rupture et non celui découlant de la rupture elle-même (2).
Ainsi, le principal préjudice subi lors de la rupture brutale des relations commerciales est constitué par le gain manqué du fait de la rupture. Il s’agit d’indemniser le préjudice réel qui découle de la perte du bénéfice et non de la perte du chiffre d’affaires (3). La Cour de cassation a dès lors considéré que le préjudice « devait être évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période d’insuffisance de préavis » (3). La marge brute est définie comme « la différence entre le prix de vente d’un produit ou service et son coût de revient, c’est-à-dire le coût de production ou d’acquisition » (4). Toutefois, un mouvement jurisprudentiel est en train de s’esquisser qui prend en compte la notion de « marge sur coûts variables » (5), laquelle correspond à la différence entre le chiffre d’affaires et les coûts variables ; ce qui conduit à n’indemniser que les coûts qui continuent d’être exposés malgré la rupture de la relation, à l’exclusion de ceux dont la victime peut faire l’économie.
L’indemnisation du manque à gagner ne couvre toutefois pas l’ensemble du préjudice subi par la victime. Mais l’indemnisation des pertes annexes soulève un certain nombre de difficultés. En effet, ces pertes, pour être indemnisables, doivent résulter directement du caractère brutal de la rupture. Or, l’appréciation de la causalité directe entre le fait fautif (brutalité de la rupture) et le préjudice invoqué est assez fluctuante dans la jurisprudence récente. Ainsi, le préjudice d’image n’est, en principe, pas susceptible de réparation sur le fondement de l’article L. 442-6, I 5° du Code de commerce, dans la mesure où il découle davantage de la rupture que de son caractère brutal (6). De même, et pour la même raison, bien que fréquemment invoqué, le préjudice résultant de la réduction du nombre de salariés n’est pas non plus indemnisable : la décision de licencier s’évince de la rupture de la relation et non de sa brutalité.
Toutefois, la jurisprudence admet la réparation du préjudice né des investissements réalisés spécifiquement dans le cadre de la relation commerciale (7) ou résultant de la désorganisation des approvisionnements et des rapports avec la clientèle (8). Enfin, certaines juridictions ont indemnisé le préjudice moral résultant de la rupture brutale en se fondant notamment sur le manque de loyauté et le comportement vexatoire de l’initiateur de la rupture (9). Dans de rares situations sera également indemnisable le préjudice résultant de la réduction du nombre de salariés à condition d’établir que ce préjudice résulte de la brutalité de la rupture (10).
Par ailleurs, le comportement de la victime est également pris en compte. Ainsi, l’acceptation d’une situation de dépendance (11) ou le manque délibéré de diversité de l’activité (12) sont susceptibles de minorer son droit à réparation. En effet, les juges considèrent que la victime a l’obligation de minimiser son dommage en évitant de se placer volontairement dans une situation de dépendance vis-à-vis de son cocontractant.
La jurisprudence relative aux préjudices indemnisables est très dépendante des spécificités de chaque espèce. En conséquence, il apparaît difficile de déterminer a priori les chefs de préjudice qui seront systématiquement indemnisés, tandis que d’autres seraient, tout aussi systématiquement, écartés. Les juges procèdent à une véritable appréciation in concreto du préjudice subi par la victime de la rupture brutale.
II. Les titulaires de l’action en réparation
Les personnes pouvant avoir l’initiative du contentieux sont relativement nombreuses. En effet, l’article L. 442-6, III du Code de commerce dispose que « l’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt, par le ministère public, par le ministre chargé de l’économie ou par le président de l’Autorité de la concurrence lorsque ce dernier constate, à l’occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article ».
La jurisprudence a précisé ce qu’il fallait entendre par « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » au regard de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce. Il s’agit, en premier lieu, de la partie victime de la rupture mais cela peut être aussi un tiers à la relation contractuelle. C’est ainsi que la Chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé qu’un « tiers peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, la rupture brutale d’une relation commerciale dès lors que ce manquement lui a causé un préjudice » (13). Dans ce cas, la Cour de cassation a précisé que la recevabilité de l’action en responsabilité engagée à l’encontre de l’auteur de la rupture est subordonnée à l’allégation d’un préjudice personnel et distinct de celui subi par la victime directe de la rupture (14).
Par ailleurs, le ministre de l’économie peut introduire une action ou même intervenir à l’instance engagée afin de demander la condamnation de l’auteur de la rupture. Ainsi, la Cour de cassation a reconnu au ministre chargé de l’économie la qualité de partie à l’instance lui permettant de faire appel (15). Le ministère public bénéficie également d’un droit d’action tout comme le président de l’Autorité de la Concurrence. En effet, même si l’Autorité n’est pas compétente pour appliquer l’article L. 442-6, I 5° du Code de commerce (16), le président, lorsqu’il constate à l’occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une rupture brutale, peut introduire une telle action devant le juge.
III. Les sanctions de la rupture brutale
A. Les sanctions de l’article L. 442-6 du Code de commerce
Le juge peut prononcer une amende civile pouvant atteindre deux millions d’euros ou le triple des sommes indûment perçues. Cette amende n’est pas versée à la victime mais elle peut être demandée par le ministre de l’Economie ou le ministère public de la juridiction saisie (17). Le juge peut également prononcer la nullité du contrat ou seulement de la clause illicite, ou encore décider le paiement de dommages et intérêts.
Le cas de la répétition de l’indu a fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel a considéré que, si le ministre de l’Economie est recevable à poursuivre la nullité des conventions illicites, la restitution des sommes indûment perçues et la réparation des préjudices que ces pratiques ont causés (C. com., art. L. 442-6, II, al.2), c’est sous la condition que les parties au contrat aient été informées de l’introduction d’une telle action (18). Sous cette réserve, les dispositions ne portent pas atteinte aux exigences constitutionnelles telles que les droits de la défense et le respect du contradictoire. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme a une position différente : elle n’impose pas cette obligation d’information (19). Enfin, le juge peut également prononcer la publicité de la décision.
L’article L. 442-6, III du Code de commerce précise que « le ministre chargé de l’économie et le ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d’ordonner la cessation des pratiques ». Il semble que la victime de la rupture doit pouvoir également demander la cessation des pratiques dès lors que cela constitue une forme de réparation en nature. En outre, il ressort de l’article L. 442-6, IV du Code de commerce que le juge des référés peut ordonner la cessation des pratiques abusives et, donc, le maintien forcé des relations commerciales. Ainsi, la Cour de cassation a jugé que, lorsque « la dissolution et la liquidation précipitée de la société (auteur de la rupture) constituaient de sa part une manoeuvre délibérée destinée à lui permettre de se soustraire à ses obligations résultant des dispositions de l’article L. 442-6 du code de commerce » (20), le juge des référés peut ordonner le maintien forcé des relations commerciales.
Enfin, l’action est prescrite par le délai de droit commun de cinq ans à compter de la rupture.
D’autres sanctions s’ajoutent à celles qui sont prévues dans le cadre de l’article L. 442-6.
B. Les autres sanctions
Ces autres sanctions trouvent notamment à s’appliquer quand la rupture brutale des relations commerciales a un objet ou des effets anticoncurrentiels, potentiels ou avérés. En effet, l’Autorité de la concurrence a précisé que « la rupture avant le terme contractuellement défini d’une relation commerciale exclusive relève du contentieux commercial et peut éventuellement donner lieu à réparation sur ce terrain. Mais en ce qui concerne le droit de la concurrence, celui-ci ne trouve à s’appliquer que si la rupture brutale de la relation commerciale a un objet ou des effets anticoncurrentiels, qu’ils soient avérés ou potentiels » (21). Dans cette hypothèse, les sanctions prononcées par l’Autorité peuvent atteindre 10% du chiffre d’affaires de l’entreprise à l’origine de la rupture.
Ainsi, concernant l’abus de dépendance économique, l’article L. 420-2, al. 2 du Code de commerce prohibe « dès lors qu’elle est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur ». Son application implique la réunion de deux conditions cumulatives : un état de dépendance économique, d’une part, susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, d’autre part. L’article L. 420-2 précise que l’abus de dépendance économique peut notamment consister en « des pratiques discriminatoires visées au I de l’article L. 442-6 ». Toutefois, cette énumération n’est pas limitative. Ainsi, l’abus peut être caractérisé lorsqu’un cocontractant soumet son partenaire à des conditions commerciales injustifiées ou rompt les relations avec un préavis réduit (22). Néanmoins, la victime doit démontrer l’absence de solutions alternatives la plaçant dans l’impossibilité de trouver d’autres débouchés ; elle doit établir en particulier qu’elle se trouve dans l’impossibilité de trouver d’autres débouchés équivalents (23).
La rupture abusive peut également être sanctionnée sur le fondement de l’abus de position dominante prohibé par l’article L. 420-2 alinéa 1 du Code de commerce. En effet, l’abus peut consister « dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées ». Ainsi, l’Autorité de la concurrence a considéré qu’une entreprise en position dominante commettrait un abus lorsque, utilisant son pouvoir de marché, elle incite une entreprise à rompre un accord avec une autre entreprise, en ayant recours pour ce faire à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale entre concurrents (24).
Le droit des ententes (25) permet également de condamner une rupture abusive des relations commerciales. Ainsi, une modification substantielle des conditions du contrat peut constituer une entente anticoncurrentielle si elle conduit à appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant un désavantage dans la concurrence si elle entraîne des pratiques de boycott si elle limite l’accès au marché du partenaire, ou, encore, si elle vise à répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement.
Enfin, la rupture brutale peut également être appréhendée sous l’angle du déséquilibre significatif, prohibé à l’article L. 442-6, I 2° du Code de commerce. Ainsi, engage la responsabilité de son auteur le fait de « soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et les obligations des parties ». Dès lors, une modification substantielle des conditions du contrat sans réelle contrepartie, telle que le déréférencement partiel d’un fournisseur constitutif d’une rupture, peut être condamnée sur ce terrain.
Notes
1. Le décret n°2009-1384 du 11 novembre 2009 précise les juridictions concernées. Il reprend la liste dégagée en matière de pratiques anticoncurrentielles et concerne les tribunaux de commerce et les TGI de Paris, Marseille, Nancy, Lyon, Lille, Rennes, Bordeaux, Fort-de-France.
2. CA Douai, 15 mars 2001, PBC c/ Auchan, n°1999/01301, JCP E 2001, p.1861 ; CA Paris, 22 déc. 2011, RG n°10/03384.
3. Cass. com., 3 déc. 2002, n°99-19.822, F-D, D. 2003, p. 2432 ; CA Aix-en-Provence, 2 mars 2011, n°10/01905 ; CA Paris, 4 mars 2011, n°09/22982.
4. Cass. com., 28 avril 2009, n°08-12.788, F-D, CCC juil. 2009, comm. 190, obs. N. Mathey.
5. En ce sens, E. Schulte et E. Le Morhedec, 3 Questions – L’indemnisation de la rupture brutale de relations commerciales établies, JCP E 2011, 466.
6. A titre d’exemple CA Paris, 16 juin 2011, n°09/28449 ; CA Paris, 16 janvier 2013, n°11/09594.
7. CA Paris, 4 mars 2011, n°09/22982, en ce sens que l’atteinte que l’entreprise victime invoque à son image et à sa crédibilité professionnelles « ne résulte pas de la brutalité de la rupture mais du fait même de la fin des relations entretenues entre les parties ».
8. CA Paris, 8 janv. 2009, n°09/373707.
8. CA Bordeaux, 30 avril 2009, n°09/4565.
10. CA Paris, 22 janv. 2009, n°09/376029.
11. CA Paris, 28 janv. 2011, n°08/18567, SNC Cabinet Cartier c/ SAS Immo De France, qui considère que la victime de la rupture n’établissait pas que le licenciement qu’elle invoque d’une salariée ait eu lieu pour motifs économiques et soit la conséquence de la brutalité de la rupture des relations commerciales imputable à l’auteur de la rupture ; le demandeur est, en conséquence, débouté de la demande qu’il a formée à ce titre.
12. CA Paris, 20 mars 2003, n°2001/08611.
13. CA Douai, 15 mars 2001, préc.
14. Cass. com., 6 sept. 2011, n°10-11.975, Bull. civ. IV, n°126.
15. Cass. com., 8 févr. 2011, n°09-17.034, Bull. civ. IV, n°19.
16. Cass. com., 4 déc. 2012, n°11-21.743, FS-P+B.
17. ADLC, 28 févr. 2013, Décision n°13-D-07, E-kanopi c/ Google.
18. Cass. com., 4 déc. 2012, préc. 82) Conseil Constitutionnel, 13 mai 2011, QPC 2011-126, JO 13 mai 2011, p. 8400.
19. CEDH, 17 janv. 2012, Galec c/ France, n°51255/08.
20. Cass. com., 3 mai 2012, n°10-28.367, F-D.
21. ADLC, Décision n°13-D-07, préc.
22. Cass. com., 12 févr. 2013, n°12-13.603, F-P+B.
23. CA Rennes, 21 juin 2011, n°10/03680 ; Cass. com., 12 févr. 2013, préc.
24. ADLC, 12 mai 2011, décision n°11-MC-01.
25. Prohibée à l’article L. 420-1 du Code de commerce.
A propos de l’auteur
Nathalie Pétrignet, avocat associée, spécialisée en matière de droit de concurrence national et européen, pratiques restrictives et négociation commerciale politique de distribution et aussi en droit des promotions des ventes et publicité.
Article paru dans le Dossier Rupture brutale des relations commerciales établies, Journal des sociétés, n°110 – Juillet 2013