Reconnaissance d’un actif incorporel : le critère de cessibilité est réaffirmé
Les critères d’identification d’un actif incorporel, fixés par la jurisprudence SA Sife il y a plus de vingt ans, sont toujours d’actualité. En particulier, le critère de cessibilité conserve aujourd’hui toute sa pertinence, comme l’a rappelé le Conseil d’Etat dans différentes décisions rendues au cours de l’année 2016.
Lorsqu’une entreprise acquitte des dépenses pour l’obtention de droits incorporels, elle doit nécessairement s’interroger sur le traitement fiscal qu’il convient de leur réserver. L’administration fiscale est en effet souvent tentée de contester leur déduction fiscale immédiate, en considérant que ces dépenses ne constituent pas des charges immédiatement déductibles, mais représentent plutôt le coût d’acquisition d’un actif incorporel devant, en conséquence, être immobilisé.
Il y a déjà plus de vingt ans que le Conseil d’Etat a défini les critères d’identification d’un actif incorporel. Dans une décision SA Sife rendue le 21 août 19961, le Conseil d’Etat a jugé que seules devaient être immobilisées les dépenses engagées en contrepartie de l’attribution de droits constituant une source régulière de profits, dotés d’une pérennité suffisante, et susceptibles de faire l’objet d’une cession.
Ces trois critères, et en particulier le caractère cessible des droits, conservent aujourd’hui toute leur pertinence, comme l’a confirmé le Conseil d’Etat au travers de trois décisions rendues au cours de l’année écoulée.
Le critère de cessibilité reste un critère pertinent, notamment pour déterminer si des redevances de marques doivent être immobilisées.
Si les deux premiers critères, tenant à la pérennité des droits acquis, et à la régularité des profits qu’ils génèrent, sont constamment retenus par le juge de l’impôt pour caractériser un actif incorporel, le critère de cessibilité n’est en revanche pas toujours considéré comme décisif dans l’analyse.
En effet, l’activation de droits incorporels a parfois été confirmée par la jurisprudence sans que le critère de cessibilité ne soit rempli2.
Dans une première décision du 15 juin 20163, le Conseil d’Etat a cependant considéré que ce critère restait pertinent pour apprécier si des redevances de marques devaient être ou non immobilisées.
Le rapporteur public, dans ses conclusions rendues sous cet arrêt, s’était néanmoins demandé si ce critère de cessibilité devait être maintenu au regard de la définition des actifs immobilisés, issue de l’avis n°2004-15 du 23 juin 2004 du CNC et du règlement n°2004-06 du CRC.
En effet, ce critère découle traditionnellement du critère patrimonial, sans lequel des éléments incorporels ne sauraient faire partie de l’actif immobilisé4. Or, aux termes de cette définition, la notion de contrôle économique s’est substituée à celle de propriété juridique pour caractériser l’existence d’un actif.
Selon le rapporteur public, la définition comptable des immobilisations incorporelles pou¬vait être transposée en matière fiscale, « en l’absence de définition fiscale autonome de celles-ci et faute de motif de diverger d’avec la règle comptable ». Il concluait toutefois que cette application devait être écartée au cas particulier, dans la mesure où le champ d’application du règlement 2004-06 du CRC ne s’étend pas aux contrats de louage de marque et de brevet.
Le critère de cessibilité est également étendu à d’autres catégories de droits incorporels.
Dans une deuxième affaire, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur le traitement fiscal des redevances d’exploitation de logiciels5.
En l’espèce, une société exerçant une activité de distribution de logiciels et de services informatiques avait versé des redevances annuelles au titre de l’acquisition des droits d’utilisation et de commercialisation de trois logiciels de comptabilité, de paie et de gestion. L’administration avait considéré que ces dépenses devaient être immobilisées, et la cour administrative d’appel de Bordeaux lui avait donné raison, au motif que les droits avaient été acquis « en vue d’utiliser lesdits logiciels pour ses besoins propres durant plusieurs exercices ».
Le Conseil d’Etat a cependant considéré que la Cour aurait dû rechercher si les droits litigieux pouvaient faire l’objet d’une cession, dès lors que la société requérante prétendait justement qu’elle ne disposait pas de cette possibilité.
Dans ses conclusions rendues sous cette décision, le rapporteur public avait notamment observé que les logiciels figuraient parmi les œuvres de l’esprit protégées par le Code de la propriété intellectuelle et que leurs créateurs se voyaient ainsi reconnaître des droits patrimoniaux comme le droit exclusif d’exploiter le logiciel et d’en tirer un profit pécuniaire.
Les auteurs de logiciels bénéficient ainsi d’un cadre juridique comparable à celui dont disposent les titulaires de brevets ou de marques. Il est donc justifié que le régime fiscal applicable aux droits consentis sur les logiciels repose sur les mêmes critères que ceux retenus pour les droits d’exploitation des brevets ou des marques et, notamment, le critère de cessibilité.
La cour administrative d’appel de Bordeaux, à laquelle l’affaire est renvoyée, devra en conséquence analyser le contrat d’exploitation des logiciels conclu par la société requérante, afin d’apprécier s’il octroie ou non à cette dernière des droits cessibles.
A cet égard, la Cour pourra utilement s’inspirer de l’analyse du rapporteur public, qui précisait que la cessibilité était caractérisée en l’absence de clause faisant obstacle à la cession ou à la sous-concession des droits.
En pratique, il a relevé notamment que les licences d’utilisation de logiciels comportaient dans la plupart des cas des clauses stipulant une « utilisation limitée à des fins personnelles et non commerciales » et que, dans cette hypothèse, les dépenses d’acquisition avaient le caractère de charges par nature. En revanche, l’immobilisation des redevances pourrait se justifier lorsque le propriétaire du logiciel concède des droits autres que de simple utilisation, notamment des droits de commercialisation. Les stipulations du contrat sont alors déterminantes.
Pour l’analyse du critère de cessibilité, la notion de cession est appréciée de manière large.
Dans une troisième décision, le Conseil d’Etat a enfin précisé le traitement fiscal applicable aux droits d’usage d’un nom de domaine internet6.
A l’époque des faits, la cession d’un nom de domaine en « fr » était interdite. En pratique, pour « acquérir » un nom de domaine il convenait alors d’indemniser la société détentrice pour qu’elle renonce à son droit de renouvellement du nom afin de pouvoir l’enregistrer à sa place auprès de l’AFNIC.
C’est de cette façon que la société eBay France avait « acquis » le nom de domaine « ebay.fr » auprès de son ancien titulaire, pour le faire enregistrer en vue de son exploitation par sa société mère étrangère.
Conformément à la charge de nommage de l’AFNIC, le droit d’utilisation du nom « ebay.fr » était renouvelable annuellement sur simple demande.
L’administration considérait que ce droit répondait à la définition des éléments d’actif incorporel immobilisé.
La cour administrative d’appel lui avait donné raison en jugeant que l’enregistrement du nom « ebay.fr » conférait à la société eBay France une source régulière de profit dont la pérennité était avérée et justifiait l’immobilisation des droits, sans qu’il soit nécessaire d’examiner leur caractère cessible. Elle avait néanmoins précisé que le renoncement au renouvellement de l’enregistrement d’un nom de domaine en contrepartie d’une indemnisation équivalait à une cession.
Le Conseil d’Etat a cependant considéré que le critère de cessibilité ne devait pas être écarté et a estimé qu’en l’espèce ce critère était rempli dans la mesure où la transmission effectuée avait produit des effets équivalents à ceux d’une cession.
A cet égard, le rapporteur public soulignait que la reconnaissance de la cessibilité des droits était indépendante des modalités suivant lesquelles leur transmission pouvait être effectuée. Selon lui, le seul fait que le contexte juridique s’opposait à la réalisation d’une vente au sens du droit civil n’impliquait pas nécessairement qu’ils devaient être regardés comme incessibles.
Notes
1 CE 21 août 1996, n°154488, SA Sife.
2 Cf. notamment en ce sens, CE 3 novembre 2003 n°232393, SA Trinôme, et CE 28 décembre 2007 n°284899-285506, SA Domaine Clarence Dillon
3 CE 15 juin 2016 n°375446, SARL D Distribution
4Conclusions du commissaire du gouvernement Jacques Arrighi de Casanova sous l’arrêt CE 21 août 1996, n°154488, SA Sife
5 CE, 19 juillet 2016, n°368473, B., en sa qualité de liquidateur amiable de la SARL Centre informatique arcachonnais.
6 CE 7 décembre 2016 n°369814, Société eBay.
Auteurs
Nicolas Riou, avocat Counsel, droit fiscal.
Sandy Boverie, avocat, droit fiscal