La première annulation d’un acte de droit souple d’une autorité de régulation intervient dans le secteur de l’électricité, à propos d’une mesure de régulation asymétrique
5 décembre 2016
Par sa décision Société GDF SUEZ du 13 juillet 2016, rendue en Section du contentieux, le Conseil d’Etat a réglé deux questions importantes pour la régulation des secteurs libéralisés : l’une portait sur le régime contentieux des actes de droit souple, l’autre sur la problématique du « contrat unique » dans le secteur de l’énergie (CE, 13 juillet 2016, n°388150).
On se souvient que, par deux arrêts d’Assemblée du contentieux lus le 21 mars 2016, Fairvesta International GmbH (n°368082, 368083 et 368084) et Société NC Numericable (n°390023), le Conseil d’Etat a ouvert le recours pour excès de pouvoir à la contestation des actes de droit souple (avis, recommandations, mises en garde et prises de position) adoptés par les autorités de régulation dans l’exercice de leurs missions, dans trois types de situations:
- lorsqu’ils revêtent le caractère de dispositions générales et impératives ;
- lorsqu’ils énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance ;
- enfin, sur la demande de requérants justifiant d’un intérêt direct et certain à leur annulation, lorsqu’ils sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent.
Il s’agissait, dans ces deux affaires, d’actes pris respectivement par l’Autorité des marchés financiers et par l’Autorité de la concurrence.
Plusieurs questions n’avaient cependant pas été tranchées à cette occasion, dont celle du point de départ du délai de recours contentieux contre ces actes lorsqu’ils ne sont pas publiés mais mis en ligne sur le site Internet de l’autorité de régulation. C’est cette question qui a justifié le passage en Section du contentieux de la requête de la société GDF SUEZ (devenue entre-temps ENGIE). Cette dernière avait en effet saisi le Conseil d’Etat d’un recours dirigé contre une délibération de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) du 26 juillet 2012, dont elle estimait qu’elle constituait un acte réglementaire figurant au nombre de ceux dont l’article L.134-1 du Code de l’énergie prescrit la publication au Journal officiel ; faute d’une telle publication, la société soutenait que le délai de recours n’avait pas couru. Prudente, elle avait néanmoins demandé à la Commission de retirer la délibération du 26 juillet 2012, pour le passé comme pour l’avenir, et avait également attaqué, dans le délai de deux mois, la délibération du 10 décembre 2014 rejetant cette demande.
Le Conseil d’Etat a fixé le point de départ du délai de recours contre les actes de droit souple exclusivement publiés sur le site Internet du régulateur
Le Conseil d’Etat a trouvé là l’occasion de préciser sa jurisprudence sur le contentieux des actes de droit souple.
Ecartant aussi bien la qualification d’acte réglementaire que la fin de non-recevoir pour tardiveté opposée par l’autorité de régulation sectorielle, il a jugé que la délibération du 26 juillet 2012, dénommée « communication », faisait grief à la société GDF SUEZ, car elle avait pour objet d’influer de manière significative sur le comportement des opérateurs du secteur de l’électricité -fournisseurs et gestionnaires de réseaux publics de distribution (GRD)-, tout en produisant des effets économiques notables sur les relations concurrentielles entre fournisseurs, ainsi que sur le tarif d’utilisation des réseaux. Excluant la société requérante d’un dispositif qui bénéficiait à la plupart de ses concurrents (nous allons y revenir), la délibération faisait grief à celle-ci.
Toutefois, la délibération du 26 juillet 2012 ayant été mise en ligne sur le site Internet de la CRE le 2 août 2012, dans l’espace consacré à la publication des délibérations de l’autorité, la Haute juridiction a décidé que cette publication avait fait courir le délai de recours « à l’égard d’un professionnel du secteur tel que la société GDF SUEZ ». La requête a ainsi été jugée tardive en tant qu’elle était dirigée directement contre cette délibération. C’est le premier enseignement de la décision, qui, en l’absence de règle spécifique et à l’égard des professionnels du secteur, aligne le délai de recours contre les actes de droit souple des régulateurs publiés sur leur site Internet sur celui de leurs actes de droit dur rendus publics selon les mêmes modalités1.
La Section du contentieux n’a donc suivi ni son rapporteur public, qui lui avait proposé que le délai de recours ne courre que si l’acte mentionne lui-même la date de sa mise en ligne, ni le rapporteur public qui avait conclu dans les affaires d’Assemblée du 21 mars 2016 à l’absence de forclusion dans une telle situation.
En revanche, la société requérante a été considérée comme recevable à demander l’annulation de la délibération du 10 décembre 2014 par laquelle la CRE a rejeté sa demande de retrait de la délibération du 26 juillet 2012. Le Conseil d’Etat a ainsi vidé le litige. C’est le second apport de l’arrêt, qui mérite quelques explications.
Le collège de la CRE, contredisant la position du Comité de règlement des différends et des sanctions (CoRDiS) pour faire de la régulation asymétrique, a méconnu la jurisprudence de la cour d’appel de Paris sur le « contrat unique », à laquelle le Conseil d’Etat s’est rallié à cette occasion
Depuis l’ouverture totale des marchés de l’électricité à la concurrence le 1er juillet 2007, chaque consommateur d’électricité (« client final ») peut choisir librement son fournisseur d’électricité. Il doit alors, en principe, signer un contrat de vente avec son fournisseur d’énergie, mais également un contrat de prestation de service avec le GRD auquel son site est raccordé, au titre des missions d’acheminement de l’énergie (accès au réseau, maintien de la qualité, comptage de l’énergie, entretien et renouvellement des dispositifs de comptage, gestion de données, etc.).
Toutefois, pour faciliter l’exercice de ce droit à quitter les contrats tarifaires avec les fournisseurs historiques, le législateur a offert aux petits consommateurs finals la possibilité d’imposer au fournisseur de leur choix de conclure un « contrat unique », portant à la fois sur la fourniture et sur la distribution d’électricité (en 20032), puis de gaz (en 20073). Saisie de demandes de règlement de différends par les sociétés Poweo et Direct Energie (qui ont par la suite fusionné), le CoRDiS de la CRE a pris plusieurs décisions4 par lesquelles il a décidé en substance qu’en créant le contrat unique, le législateur n’a pas entendu modifier les responsabilités respectives du GRD et du fournisseur envers le consommateur d’électricité et que, par suite, le contrat conclu entre le GRD et le fournisseur d’électricité (le contrat GRD-F) ne doit pas laisser à la charge de ce dernier des coûts qu’il a exposés pour le compte du gestionnaire de réseau dans la gestion de leur clientèle commune. La cour d’appel de Paris a confirmé cette solution5.
Or, par les délibérations que contestait ENGIE, sur la base d’une proposition conjointe de Direct Energie et d’ERDF (principal gestionnaire de réseaux de distribution d’électricité, devenu ENEDIS), avalisée par une lettre du président de l’Autorité de la concurrence, la CRE a mis en place une forme de régulation asymétrique à travers le contrat-type GRD-F. Elle « a, en premier lieu, estimé qu’un dispositif contractuel transitoire tel que l’accord qui lui était soumis par les sociétés Poweo Direct Energie et ERDF, qui prévoyait que la seconde verse à la première, tant qu’elle compte moins de 1 750 000 clients, une rémunération au titre des frais de gestion des clients ayant conclu un contrat unique qu’elle prend en charge, respectait les principes généraux du droit de la concurrence ainsi que les dispositions du code de l’énergie. Elle a, en deuxième lieu, considéré qu’un tel contrat « pourrait être conclu avec d’autres opérateurs (fournisseurs nouveaux entrants) placés dans une situation comparable à la société Poweo Direct Energie au regard de leurs coûts de gestion de clientèle et de leur base de clients « énergie », c’est-à-dire dont le nombre de clients ayant souscrit un contrat unique en gaz ou en électricité est inférieur à 1 750 000, excluant ainsi les fournisseurs dont le nombre de clients excède ce seuil ». Concrètement, la CRE a aggloméré les consommateurs d’électricité et de gaz pour en inférer que ni EDF, ni ENGIE ne pouvaient se voir rembourser les frais exposés pour le compte d’ENEDIS et ce, alors même qu’ENGIE est l’un des fournisseurs alternatifs d’électricité.
En effectuant de son propre chef une telle discrimination (à l’égard d’EDF comme d’ENGIE) et en ajoutant que ce remboursement était transitoire, le collège de la CRE a adopté des actes reposant sur une solution contraire à celle arrêtée par le CoRDiS. Le Conseil d’Etat s’est borné à tirer les conséquences de cette contradiction, après avoir fait sienne la position du CoRDiS et de la cour d’appel de Paris : il a annulé cette seconde délibération comme contraire à la loi, faisant ainsi une première application positive de la règle posée, le 21 mars 2016, par des décisions de rejet. Il a, pour ce faire, requalifié la demande adressée par ENGIE à la CRE le 7 octobre 2014 en demande d’abrogation, pour ne pas priver de portée la règle qu’il venait de poser sur le délai de recours.
On notera que la société Direct Energie vient d’annoncer qu’elle disposait au 30 septembre 2016 d’un portefeuille de 1 958 000 clients6.
Notes
1 CE, 11 janvier 2006, n°273665, Syndicat national CGT de l’ANPE, pour les actes réglementaires ; CE, 25 novembre 2015, n°383482, Société Gibmedia, pour les actes individuels.
2 Disposition codifiée aux articles L.332-3 du Code de l’énergie (particuliers et professionnels) et L.224-8 du Code de la consommation (particuliers).
3 Articles L.442-3 du Code de l’énergie et L.224-8 du Code de la consommation.
4 Décision du 7 avril 2008 sur les différends qui opposent respectivement les sociétés Direct Energie, Gaz de France, Electrabel France et Poweo à la société Electricité Réseau Distribution France (ERDF), relatifs à la signature d’un contrat GRD-F ; décision du 22 octobre 2010 sur le différend qui oppose la société Direct Energie à la société ERDF, relatif au contrat GRD-F ; décision du 19 septembre 2014 sur le différend qui oppose la société Poweo Direct Energie à la société GRDF relatif au contrat d’acheminement sur le réseau de distribution de gaz naturel.
5 CA Paris, 29 septembre 2011, n°2010/24020, ERDF c/ Direct Energie ; CA Paris, 2 juin 2016, n°2014/26021, ENI Gas & Power, GRDF et Direct Energie (décision cependant frappée d’un pourvoi en cassation).
6 Enerpresse n°11696 du 10 novembre 2016, p. 3.
Auteur
Christophe Barthélemy, avocat associé en droit de l’énergie et droit public
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