Sociétés de personnes : la jurisprudence rouvre-t-elle un «sac d’embrouilles» ?
Par un arrêt du 6 juillet 2016 (CE n°377904 Lupa Immobilière France et Lupa Patrimoine France), le Conseil d’Etat subordonne le bénéfice de sa jurisprudence Quémener, dans le cas d’une réévaluation suivie d’une confusion de patrimoine de SCI, à la démonstration d’une double imposition. Cette décision soulève un certain nombre de questions quant à sa portée ainsi qu’à ses conséquences pratiques.
Les sociétés Lupa Immobilière France et Lupa Patrimoine France avaient acquis de leur société mère luxembourgeoise, en mars 2006, des titres d’autres sociétés luxembourgeoises, elles-mêmes détentrices de SCI françaises.
Elles ont alors réalisé plusieurs opérations successives – liquidation des sociétés luxembourgeoises, réévaluation des immeubles appartenant aux SCI, et enfin confusion de patrimoine des SCI – qui ont conduit à faire remonter à leur bilan les immeubles sous-jacents pour une valeur réévaluée.
Les sociétés avaient compensé le profit de réévaluation des immeubles avec une moins-value d’annulation des titres des SCI
La réévaluation des immeubles détenus par les SCI conduisait à constater un profit imposable entre leurs mains en raison de la translucidité fiscale desdites SCI.
Lors de la confusion de patrimoine de ces dernières, leurs nouvelles associées ont majoré le prix de revient des titres des SCI du montant de ce profit, par application du correctif institué par la jurisprudence SA Ets Quémener (CE 16 février 2000 n°133296), ce qui conduisait à compenser ici le résultat des deux opérations.
Rappelons que cet ajustement est destiné, depuis l’origine, à neutraliser, pour la détermination des plus ou moins-values de cession de titres réalisées par l’associé, la distorsion susceptible d’exister entre les répartitions fiscale et juridique des résultats d’une société de personnes.
Il consiste :
- à majorer la valeur d’acquisition des titres de la quote-part non distribuée des bénéfices imposables en France de cette société qui a déjà été imposée entre les mains de l’associé avant la cession et pendant la période d’application du régime des sociétés de personnes,
- et à la minorer des déficits non comblés par l’associé que ce dernier a effectivement1 déduits pendant la même période, à l’exclusion toutefois de ceux qui trouveraient leur origine dans une disposition par laquelle le législateur a entendu conférer aux contribuables un avantage fiscal définitif.
Cette solution devait, pensait-on, démêler de manière définitive un «autre sac d’embrouilles», propre aux cessions de parts et aux dissolutions de sociétés de personnes, ainsi que l’avait qualifié un auteur2 en écho à la formule célèbre de Maurice Cozian.
Le Conseil d’Etat conditionne cette compensation à la démonstration d’une double imposition
Or, cassant pour erreur de droit les arrêts de la Cour Administrative d’Appel de Paris rendus en faveur des contribuables3, le Conseil d’Etat juge que ce correctif ne peut trouver à s’appliquer que pour éviter une double imposition des sociétés qui réalisent les opérations de dissolution, et renvoie l’affaire à la même Cour afin qu’elle recherche si les plus-values de réévaluation des immeubles avaient déjà été imposées au nom des sociétés au titre de l’annulation des parts des SCI.
Cette décision, dont les termes généraux laissent difficilement penser qu’il s’agirait d’un arrêt d’espèce, met donc en doute l’existence d’une double imposition dans la situation envisagée.
Certes, un associé venant d’acquérir les parts d’une société de personnes à un prix de marché ne constatera pas de plus-value comptable lors de sa dissolution, puisque la valeur de sortie des titres sera égale à leur valeur d’acquisition.
Néanmoins, il existe indéniablement un frottement fiscal – à l’occasion de cette opération que tant les praticiens que l’administration s’accordaient jusqu’à présent à considérer éliminé par le correctif Quémener.
Un arrêt à contre-courant de la doctrine administrative et de la pratique
En particulier, la doctrine administrative avait expressément admis que la plus-value de réévaluation des immeubles d’une SCI pouvait conduire l’associé à constater une moins-value sur ses titres lors de la confusion de patrimoine de cette dernière45.
Le refus de reconnaître l’existence d’une double imposition serait d’autant plus inattendu qu’un précédent arrêt6 avait confirmé dans son principe l’application du correctif aux opérations de confusion de patrimoine, ce qui avait conforté le consensus de place.
On peut en outre observer à cet égard que l’impossibilité de procéder à l’ajustement «Quémener» aboutirait à un résultat pour le moins paradoxal.
En effet, si le profit réalisé par la société confondue consiste en une plus-value de cession d’actif, ce profit peut être distribué en franchise d’impôt et par conséquent diminuer la valeur des titres, ce qui in fine pourrait conduire un associé récent à constater une moins-value lors de leur sortie d’actif.
A l’inverse, l’écart de réévaluation n’étant pas distribuable, une confusion de patrimoine dans laquelle les actifs de la société confondue seraient transmis à l’associé et non cédés conduirait nécessairement à la taxation de la plus-value de réévaluation sans possibilité de la compenser avec une moins-value sur titres.
En somme, le montant des plus ou moins-values sur titres de l’associé dépendrait de nouveau des répartitions juridiques des résultats de la société de personnes, ce qui serait contradictoire avec «l’objectif de neutralité de la loi fiscale» affirmé par l’arrêt Quémener.
Dans l’attente d’une décision finale dans l’affaire en litige, cet arrêt soulève d’ores et déjà un certain nombre de questions quant à sa portée et ses conséquences pratiques.
Quelles opérations et quels contribuables sont visés ?
En premier lieu, rien n’indique que la remise en cause du correctif «Quémener» ne concernerait que les seules opérations de réévaluation suivie d’une confusion de patrimoine : à la lecture de l’arrêt, toute cession de titres d’une société de personnes, ainsi que toute plus-value réalisée par la société de personnes, quelle qu’en soit l’origine, paraissent concernées.
Si la doctrine administrative devrait généralement protéger les opérations passées, sa pérennité serait évidemment désormais incertaine.
S’agissant des contribuables visés, il fait peu de doute que les particuliers le sont tout autant que les entreprises, puisque la jurisprudence Quémener leur a été directement étendue7.
Bien sûr, leur environnement fiscal est sensiblement différent puisqu’une réévaluation d’actifs n’emporte en principe aucune imposition à l’impôt sur le revenu8 et ne pouvait donc déjà, par nature, avoir d’incidence sur leurs plus-values sur titres.
En revanche, une extension de la solution «Lupa» aux autres opérations imposables ne manquerait pas d’avoir également des implications à leur égard.
Quelles solutions pour les contribuables ?
Face aux risques induits par cette dernière jurisprudence, différentes solutions peuvent être envisagées.
Tout d’abord, la fiscalité latente pourra être purgée par une réévaluation, ou encore une confusion de patrimoine préalablement à une cession d’actifs, qui serait opérée du chef du vendeur en neutralité fiscale, pour autant, s’il s’agit d’une entreprise, que sa plus-value latente sur les titres soit d’un montant au moins égal à celle sur les actifs.
Chez l’acquéreur, on privilégiera des opérations génératrices de bénéfices distribuables, telles que la vente pure et simple, le lease-back ou encore le reclassement des actifs de la société de personnes (par exemple, un apport des immeubles sociaux à des SCI distinctes) : la distribution ultérieure des résultats correspondants permettra de réduire la valeur des titres.
Dans tous les cas, il conviendra, comme à l’accoutumée, d’être vigilant quant au séquencement des opérations et à leur justification économique.
Quelles conséquences sur les pratiques du marché ?
Enfin, cette nouvelle jurisprudence relance le débat sur l’intérêt de l’acquéreur d’accepter un share deal plutôt qu’un asset deal dans le domaine immobilier.
Dès lors que la réévaluation des biens sous-jacents ne s’opérerait plus nécessairement en franchise d’impôt chez ce dernier, une décote pour fiscalité latente dans le cadre d’un share deal paraît inévitable en pratique.
Toutefois, son montant ne pourrait être fixé de manière générale et impersonnelle : le surcoût fiscal supporté par un acquéreur de titres est lié à l’impossibilité de déduire le supplément d’amortissement correspondant à la plus-value latente sur les actifs.
Cependant, l’avantage tiré de cette déduction est seulement temporaire, puisque les amortissements déduits sont réintégrés lors de la cession du bien.
Aussi, ce coût dépend fondamentalement de la durée de portage des actifs sociaux… ce qui ouvrira la porte à toutes sortes de conjectures au moment de la négociation entre les parties.
Comme on le voit, les incertitudes créées par cette nouvelle jurisprudence feront rapidement resurgir de nombreuses questions, tant théoriques que pratiques, que l’on pensait avoir été résolues par l’arrêt Quémener.
Notes
1 CE 15 décembre 2010 n°297513, Ferreira d’Oliveira.
2 M. Jérôme Turot : «Entreprises cédant leur participation dans une société de personnes : l’autre sac d’embrouilles» (RJF 8-9/91 p. 598).
3 CAA Paris 18 février 2014 n°12PA03961 et 03962.
4 RES n°2007/54, repris à BOI-BIC-PVMV-40-30-20 n°90.
5 Dans le même sens, à propos de la plus-value de retrait de titres d’une société de personnes à la suite de la cession du fonds de commerce : RM de Roux, n°28116, JOAN 10/02/2004, BOI-BIC-PVMV-40-30-20, n°20.
6 CE, 27/07/2015, n°362025 SA MEA.
7 CE 9 mars 2005 n°248825, Baradé.
8 Sauf répartition irrégulière de l’écart de réévaluation (CE, 12 juillet 2013, n°338278, Cofathim).
Auteur
André Loup, avocat Counsel, spécialisé en fiscalité directe