Le harcèlement moral : sa preuve et l’intérêt pour l’employeur de le prévenir
6 juillet 2016
Le mois de juin 2016 a conduit la Cour de cassation à rendre une salve d’arrêts importants concernant le harcèlement moral. Les apports les plus significatifs tiennent en particulier aux modifications apportées en matière de preuve (arrêt du 8 juin 2016) et à l’intérêt, pour ne pas dire à la nécessité, pour l’employeur, de déployer les moyens nécessaires pour prévenir ce harcèlement (arrêt du 1er juin 2016).
Rappel de la définition du harcèlement moral
Il ressort de l’article L 1152-1 du Code du travail qu’aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, ou de compromettre son avenir professionnel.
Les articles L 1152-2 et L 1152-3 du même Code du travail viennent ajouter :
- qu’aucun salarié, aucune personne en formation ou en stage ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés
- que toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L 1152-1 et 1152-2, toute disposition ou tout acte contraire est nul.
L’intérêt, pour ne pas dire la nécessité pour l’employeur de prévenir le harcèlement moral
Il est acquis, depuis le 28 février 2002 (n°00-11793) que l’employeur est tenu, à l’égard de ses salariés, par une obligation de sécurité de résultat, et que sa responsabilité peut être mise en cause lorsque le salarié est exposé à un risque avéré d’atteinte à sa santé ou à sa sécurité.
Par un arrêt «Air France» en date du 25 novembre 2015 (n°14-24444), la Cour de cassation a cependant exclu que la responsabilité de l’employeur puisse être recherchée s’il démontre avoir pris toutes les mesures visées aux articles L 4121-1 et L 4121-2 du Code du travail.
En matière de harcèlement moral, la Haute Cour jugeait jusqu’alors que l’employeur contrevient à son obligation de sécurité de résultat lorsqu’un salarié est victime de harcèlement moral, quand bien même il n’a commis aucune faute et/ou qu’il a pris les mesures nécessaires pour faire cesser ces agissements dès qu’il en a eu connaissance.
Aux termes d’un arrêt qu’elle a rendu le 1er juin 2016 (n°14-19702), la Cour de cassation a adouci les principes ainsi dégagés et rappelé, au début de sa décision, que «ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail et qui, informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser».
Les mesures visées à l’article L 4121-1 du Code du travail comprennent :
- des actions de prévention des risques professionnels et de pénibilité au travail
- des actions d’information et de formation
- la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.
Etant ici précisé que, selon ce même article, l’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes.
L’employeur, si l’on se réfère à l’article L 4121-2 du Code du travail, doit mettre en œuvre les mesures prévues ci-dessus en respectant les principes généraux de prévention suivants : éviter les risques, évaluer les risques qui ne peuvent être évités, combattre les risques à la source, adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé, tenir compte de l’état d’évolution de la technique, remplacer ce qui est dangereux par ce qui ne l’est pas ou par ce qui l’est moins, planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu’ils sont définis aux articles L 1152-1 et L 1153-1, prendre les mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle, et donner les instructions appropriées aux travailleurs.
Dans l’affaire tranchée le 1er juin 2016, un salarié a saisi le conseil de prud’hommes aux fins de solliciter la résiliation judiciaire de son contrat de travail, motif pris principalement de ce qu’il estimait être victime de harcèlement moral. Il a par la suite été déclaré inapte par le médecin du travail, puis licencié en considération de cette inaptitude physique et de l’impossibilité pour l’employeur de procéder à son reclassement.
Le présumé auteur du harcèlement moral, soit le supérieur hiérarchique direct du salarié, a comparu volontairement devant le conseil de prud’hommes puis devant la Cour d’appel, pour exprimer son point de vue et soutenir qu’il n’a à aucun moment adopté un comportement laissant présupposer l’existence d’un harcèlement moral.
La Cour d’appel a débouté le salarié de sa demande. Pour ce faire, elle a retenu, notamment :
-
que s’agissant des dispositifs de prévention du harcèlement moral que tout employeur doit mettre en oeuvre dans son entreprise, de par la nature même des faits de harcèlement moral qu’il s’agit de prévenir, un tel dispositif ne peut avoir principalement pour objet que de faciliter pour les salariés s’estimant victimes de tels faits la possibilité d’en alerter directement leur employeur ou par l’intermédiaire de représentants qualifiés du personnel
- que l’employeur justifiait avoir modifié son règlement intérieur pour y insérer une procédure d’alerte en matière de harcèlement moral
- que le même employeur avait mis en œuvre, dès qu’il a eu connaissance du conflit personnel du salarié avec son supérieur hiérarchique immédiat une enquête interne sur la réalité des faits, une réunion de médiation avec le médecin du travail, le directeur des ressources humaines et trois membres du CHSCT en prenant la décision au cours de cette réunion d’organiser une mission de médiation pendant trois mois entre les deux salariés en cause, laquelle était confiée au directeur des ressources humaines.
Il était donc ici particulièrement clair que l’employeur a, dès qu’il a eu connaissance des difficultés relationnelles existant entre le salarié et son supérieur hiérarchique, déployé les initiatives nécessaires pour y mettre un terme, de concert avec les représentants du personnel, étant précisé que ce même employeur avait, en amont de ces difficultés, modifié son règlement intérieur pour y insérer une procédure d’alerte spécifique.
La Cour de cassation a certes salué les démarches entreprises par l’employeur. Elle a toutefois cassé l’arrêt de la Cour d’appel au motif que cette dernière n’a pas recherché si l’employeur avait pris toutes les mesures de prévention visées aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail et, notamment, avait mis en oeuvre des actions d’information et de formation propres à prévenir la survenance de faits de harcèlement moral.
Il y a donc lieu aujourd’hui pour les employeurs, avant toute problématique concrète potentiellement caractéristique d’un harcèlement moral, de définir puis de mettre en œuvre des mesures concrètes et effectives destinées à prévenir et à éviter tout éventuel harcèlement moral.
Ce point ressort d’ailleurs de l’article L 1152-4 du Code du travail, lequel expose que «l’employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral».
La Cour de cassation met en avant plus particulièrement les actions d’information et de formation.
D’autres mesures peuvent être envisagées, en association avec le CHSCT : amélioration des conditions de travail, intervention de prestataires extérieurs, notification de sanctions disciplinaires, etc.
L’aménagement des règles probatoires
En application de l’article L 1154-1 du Code du travail, lorsque survient un litige relatif à l’application des articles L 1152-1 à L 1152-3 :
La chronologie visée par ce texte impose donc que le salarié établisse d’abord les faits permettant de présumer l’existence d’un harcèlement moral et qu’ensuite l’employeur, si les faits sont établis et avérés, démontre que les agissements en cause ne constituent pas un harcèlement moral et reposent sur des éléments objectifs indépendants de toute notion de harcèlement moral.
Par un arrêt du 8 juin 2016 (n°14-13418), la Cour de cassation a aménagé cette chronologie.
Dans l’affaire tranchée à cette date, une salariée a été placée en arrêt de travail pour maladie puis, à l’issue de la seconde visite médicale de reprise auprès de la médecine du travail, a été déclarée «apte à la reprise à condition de travailler sur un autre secteur». Elle a par la suite été licenciée.
Considérant avoir été victime de harcèlement moral (lequel serait à l’origine de son inaptitude physique), la salariée a saisi le conseil de prud’hommes puis la Cour d’appel aux fins de solliciter, notamment, la nullité de son licenciement ou à tout le moins qu’il soit dit que ce dernier ne reposait pas sur une cause réelle et sérieuse.
La Cour d’appel a débouté la salariée en retenant que si elle a produit des éléments de nature à laisser présumer l’existence d’un harcèlement moral, lesdits éléments n’étaient pas établis.
La salariée a formé un pourvoi en cassation. A l’appui de celui-ci, elle a soutenu, notamment :
- que la Cour d’appel a retenu qu’elle a produit des éléments de nature à laisser présumer l’existence d’un harcèlement moral
- que pour la débouter de ses demandes, ladite cour a néanmoins considéré que les éléments ainsi produits n’étaient pas établis
- qu’il lui appartenait de rechercher, une fois les faits laissant présumer le harcèlement établis si, conformément à la loi, l’employeur pouvait justifier objectivement les décisions prises par des éléments étrangers à tout harcèlement
- qu’en statuant comme elle l’a fait, la Cour d’appel a fait peser la charge de la preuve sur elle, violant ainsi les articles 1315 du Code civil et L 1154-1 du Code du travail
- qu’en considérant que les éléments qu’elle a produits laissaient présumer l’existence d’un harcèlement et dans le même temps que ces éléments n’étaient pas établis, la Cour d’appel a violé les articles L 1152-1 et L 1154-1 du Code du travail
- que, lorsque le salarié établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon lui un harcèlement, il appartient au juge d’apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral et, dans l’affirmative, il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement
- qu’en l’espèce, elle a produit plusieurs éléments en ce sens
- que pour la débouter, les juges du fond ont considéré qu’elle ne fournissait aucun élément de fait de nature à justifier sa demande
- qu’en statuant ainsi, alors même qu’il lui appartenait de vérifier non seulement si les éléments qu’elle a produits étaient établis, mais encore si ces éléments pris dans leur ensemble n’étaient pas de nature à laisser présager l’existence d’un harcèlement moral, le juge du fond a violé les articles L 1152-1 et L 1154-1 du Code du travail.
La Cour de cassation n’a pas suivi la salariée dans son analyse.
Elle rappelle tout d’abord les dispositions visées aux articles L 1152-1 à L 1152-3, et L 1153-1 à L 1153-4 du Code du travail précités.
Elle expose ensuite les règles applicables au régime probatoire défini par ces articles. Pour la Haute Cour, pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il appartient au juge du fond d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral au sens de l’article L 1152-1 du Code du travail.
Dans l’affirmative, il revient au juge du fond d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement, et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
Elle précise également que sous réserve d’exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge du fond doit apprécier souverainement si le salarié établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement, et si l’employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.
En l’occurrence, elle a estimé qu’après avoir exactement rappelé le mécanisme probatoire prévu par l’article L 1154-1 du Code du travail, la Cour d’appel, qui sans se contredire, a souverainement retenu que la salariée établissait des faits permettant de présumer l’existence d’un harcèlement moral mais que l’employeur justifiait au soutien de ses décisions d’éléments objectifs étrangers à tout harcèlement, a décidé, dans l’exercice des pouvoirs qu’elle tient de l’article L 1154-1 du Code du travail, qu’aucun harcèlement moral ne pouvait être retenu.
Auteur
Rodolphe Olivier, avocat associé en droit social
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