Aides d’État et prix de transfert : l’empire américain contre-attaque
La Commission européenne a engagé en 2014 des enquêtes formelles concernant des accords («rulings») en matière de prix de transfert («TP») obtenus par Amazon (Luxembourg), Apple (Irlande), Fiat Finance and Trade (Luxembourg) et Starbucks (Pays-Bas). Ces procédures sont ressenties aux Etats-Unis comme pénalisant spécifiquement les groupes américains. Le Trésor américain a donc mis en demeure la Commission européenne de revoir sa position et envisage différentes ripostes.
La Commission a décidé que le Luxembourg et les Pays-Bas ont accordé des aides d’États illégales respectivement à Fiat et Starbucks1 et continue ses investigations avec Amazon et Apple. Dernièrement, elle a initié une nouvelle enquête sur le traitement fiscal accordé par le Luxembourg à McDonald’s (hors TP). Enfin, la Commission étudie l’ensemble des régimes de ruling applicable dans l’UE. Le régime belge d’exonération des bénéfices excédentaires a ainsi été qualifié d’aide d’Etat2.
«Arm’s length» et «State Aid»
Une mesure fiscale constitue une aide d’État lorsqu’elle consiste en (i) l’octroi d’un avantage, (ii) financé par l’État ou au moyen des ressources d’un État, qui (iii) affecte la concurrence et les échanges entre États membres (iv) et revêt un caractère sélectif en faveur de certains opérateurs économiques. Une décision administrative est sélective lorsqu’elle revêt un caractère discrétionnaire ou dérogatoire du droit commun conduisant à favoriser certaines entreprises3.
La question à trancher est de déterminer si les rulings sont susceptibles de bénéficier uniquement à des groupes internationaux ou non. Le ruling est-il la simple application d’une règle universelle et de droit commun applicable à tous, ou un régime spécial dont les groupes nationaux (de l’Etat qui consent le ruling) n’auraient pas vocation à bénéficier, sauf éventuellement s’ils ont une activité hors des frontières ?
La Commission s’est donc penchée sur l’application du principe de pleine concurrence.
Le régime d’exonération des bénéfices excédentaires belge permet la reconnaissance d’un niveau de chiffre d’affaires conforme au principe de pleine concurrence chez la société belge pour ensuite n’en fiscaliser qu’une partie (comparable à ce qu’aurait constaté une société belge exerçant la même activité sans toutefois appartenir à un groupe international). Le reliquat, attribué au groupe international, n’est pas taxé. Le gouvernement belge a affirmé que l’avantage conféré résultait de l’absence d’imposition à l’étranger des bénéfices exonérés et que ceux-ci n’étaient pas imposables en Belgique conformément aux règles fiscales internationales. Pour la Commission, la réduction de la base imposable belge résulte d’une décision unilatérale des autorités belges.
«Le principe de pleine de concurrence que la Commission applique aux fins de son appréciation des aides d’État n’est pas celui qui découle de l’application de l’article 9 du modèle de convention fiscale de l’OCDE et des principes de l’OCDE qui constituent des instruments non contraignants»4 affirme la Commission.
On serait tenté d’en déduire que des accords conformes aux principes OCDE pourraient être qualifiés d’aides d’État5. Cet écart serait justifié par le fait que le «principe de pleine concurrence de l’UE» vise à assurer une égalité de traitement. La Commission nuance toutefois cette nouvelle approche en semblant la réserver à «des affaires dans lesquelles il y a une rupture manifeste du principe de pleine concurrence» (document de travail du 3 juin 2016). Cela fait écho aux travaux initiaux BEPS6 qui préconisaient d’adapter voire de déroger au principe de pleine concurrence aux transactions «à haut risque». La Commission semble ici se donner la possibilité de remettre en cause des rulings permettant une imposition effective faible appliquée sur une assiette des revenus qui semblerait déterminée en conformité avec le principe de pleine concurrence à l’égard des autres entités du groupe.
La contre-attaque américaine
Par un courrier du 11 février 2016, le secrétaire du Trésor américain J. Lew a demandé à la Commission européenne de revoir sa position en affirmant que ses décisions (i) constituent des sanctions rétroactives fondées sur une interprétation nouvelle et extensive de la notion d’aide d’État, (ii) visent spécifiquement les groupes américains implantés dans l’UE, (iii) conduisent à attribuer à des États membres de l’UE le droit d’imposer des revenus qui ne leur sont pas attribuables en application des règles fiscales internationales, (iv) pourraient fragiliser l’application des conventions fiscales conclues entre les États-Unis et les différents États membres de l’UE … dans la mesure où «la Commission européenne dicterait en pratique aux États Membres comment ils auraient dû appliquer leurs propres lois fiscales sur une période de 10 années».
La nouvelle approche de la Commission européenne est, en effet, d’autant plus mal ressentie qu’elle peut être retenue aux transactions intervenues pendant les dix années précédant la décision de la Commission.
La menace planait néanmoins depuis longtemps. La Commission a fait savoir dès 1997 que certains rulings pourraient constituer des aides d’État7. La critique, tentante, d’un manquement aux principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime dans la loi du pays membre aura du mal à prospérer aussi pour cette raison. Néanmoins, la prise de distance avec le principe de pleine concurrence OCDE ne fut invoquée pour la première fois par la Commission qu’au stade des enquêtes et non il y a 10 ans.
Reste pour les multinationales, la possibilité d’essayer de se faire indemniser en engageant la responsabilité des États «fautifs». La voie sera très étroite. La seule indemnisation possible concerne le ou les préjudices autres que celui lié au remboursement de l’aide concernée8…
La Commissaire européenne à la concurrence a répondu en soulignant que les procédures de contrôle des aides d’États (i) s’inscrivent dans le sillage des travaux BEPS de l’OCDE auxquels les États-Unis sont parties prenantes, (ii) ne ciblent pas particulièrement les groupes américains et (iii) ne concernent que l’imposition des revenus générés dans l’Union européenne qui (iv) doivent être déterminés selon le principe de pleine concurrence.
La décision d’ordre général concernant le régime belge d’exonération des bénéfices excédentaires affecte indifféremment 35 groupes dont la majorité est européenne.
Le Trésor américain envisage d’agir à la fois au sein de l’UE et sur son propre territoire.
Il semblerait qu’il envisage de se prévaloir de l’impact des décisions de la Commission sur le montant de l’impôt américain9 pour justifier d’un intérêt direct10 pour être partie aux recours en annulation formés contre les décisions de la Commission.
Enfin et surtout, il envisage de mettre en œuvre l’article 891 du code fiscal américain qui prévoit que si une loi étrangère soumet des sociétés11 américaines à des impositions discriminatoires, le Président peut décider de doubler le taux d’imposition applicable aux sociétés de l’Etat concerné au titre de leurs activités exercées sur le territoire américain.
Toutefois, ce contre-feu ne serait pas sans faiblesses. L’article 891 a pour objet de protéger les «corporations» américaines en tant que telles alors que les procédures d’aides d’État visent des filiales européennes qui sont généralement traitées comme des «foreign entities»12 par le droit fiscal américain13. Il pourrait néanmoins être rétorqué que le remboursement des aides d’État par les filiales européennes victimes sera susceptible de réduire le montant de l’impôt dû aux Etats-Unis du fait de l’octroi corrélatif d’un crédit d’impôt du fait du régime mondial d’imposition américain. Par ailleurs, un tel traitement ne manquerait pas de corrélativement soulever un réel débat de conformité avec les conventions fiscales en vigueur.
Le Trésor américain est soucieux de protéger les intérêts de ses multinationales à l’étranger. On peut donc comprendre une certaine incompréhension – y compris dans un cadre européen – d’une remise en cause rétrospective de l’expression d’un Etat souverain. Néanmoins, on s’aperçoit que le sens de l’histoire fiscale internationale est la suppression des régimes d’imposition trop favorables. Le dernier modèle de convention fiscale américain ne disqualifie-t-il pas du bénéfice de la convention certains revenus de source américaine (comme les intérêts et les redevances) lorsque les bénéficiaires jouissent d’un régime fiscal spécial y compris en cas de ruling… (article 3) ?
Note
1 Décisions de la Commission du 21 octobre 2015, SA.38374 et SA.38375. Décision Starbucks non disponible à la date de mise en presse de cet article.
2 Décision de la Commission du 11 janvier 2016, SA.37667.
3 CJCE plen., 26 sept. 1996, aff. C-241/91, France c/ Commission ; CJCE, 29 juin 1999, aff. C-256/97, DMT, §27; CJUE, 18 juillet 2013, aff. C-6/12, P Oy. § 23 à 27.
4 § 150.
5 Par une lecture a contrario de la communication sur la notion d’aide d’État du 19 mai 2016, §173.
6 OCDE (2013), Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, Éditions OCDE.
7 Voir le «Code de conduite en matière de fiscalité des entreprises» publié le 1er décembre 1997 ou encore la «Communication de la Commission sur l’application des règles relatives aux aides d’États aux mesures relevant de la fiscalité directe des entreprises» publiée en 1998.
8 Voir en ce sens, CAA Paris, 23 janv. 2006, n°04PA01092, Sté Groupe Salomon Arc-en-Ciel.
9 Le régime américain permet, sous certaines conditions, d’imputer sur l’impôt américain un crédit d’impôt correspondant à l’impôt étranger supporté par une filiale étrangère.
10 Article 264, 4 du TFUE.
11 «corporations».
12 Article 7701(a)(4) du code fiscal américain.
13 Et c’est d’ailleurs ce statut de «foreign entity» qui favorise généralement la mise en place des schémas visés par la Commission.
Auteurs
Michel Collet, avocat associé en fiscalité internationale.
Laurent Cantoni, avocat en fiscalité internationale.
Aides d’État et prix de transfert : l’empire américain contre-attaque – Article paru dans le magazine Option Finance le 4 juillet 2016